samedi 30 mai 2015

Le Caillou de Sigolène Vinson



Envisager de devenir un caillou n’est pas à proprement parler une ambition courante. Pourtant c’est celle qui anime notre narratrice,  si tenté qu’on soit d'employer le verbe animer pour qualifier un désir d’inertie. La narratrice dont l'auteur ne nous donnera jamais le prénom végète dans un petit appartement parisien dont elle ne sort presque jamais. Elle a démissionné de son poste de professeur de français et vit d'extras en tant que serveuse dans un bar. Elle a réduit ses besoins, sa syntaxe et sa vie en général. Elle semble flotter dans une sorte d'état intermédiaire, détachée des choses, ni franchement malheureuse mais pas heureuse pour autant, nostalgique d'un amour déçu. Sa vie sociale se limite à ses voisins, bien plus âgés qu'elle, d'abord Madame Vallé, confinée elle aussi, car souffrant d'éléphantiasis et surtout Monsieur Bernard, un curieux personnage  (aussi insolite que sa voisine dont on aura compris le côté barré indéniable), retraité de l'Imprimerie nationale, grand amateur de sculpture, érudit sur le sujet et sculpteur lui-même. 
 Après la disparition de Monsieur Bernard, celle qui ambitionne de se minéraliser prend enfin une décision qui rassure ses parents, partir pour la Corse sur les traces de son voisin qui aimait à y séjourner régulièrement. A Acqua Doria, de manière presque évidente, elle se sent en accord avec les paysages, les couleurs, les odeurs et les gens. Elle trouve aussi une justification à son existence, à mi-chemin entre la pénitence et la création et ce, sans renier son désir minéral.
C'est peu de dire que ce livre est singulier. Je sens déjà que mes mots vont être ternes au regard de la beauté et de la force qui se dégagent de cette écriture. Le ton est unique, l'auteur a réussi une symbiose impressionnante en combinant un appel aux sens (les odeurs et le toucher sont très présents), des émotions tout en délicatesse, des dialogues désopilants, une réflexion sous-jacente, le tout avec une alternance de mélancolie, de détachement, d'humour et de poésie. C'est moderne, original, déroutant et quand on s'est enfin arrimé au rocher qui est comme un personnage de l'histoire et que l'on pense ne plus pouvoir être déstabilisé, l'auteur nous propose une nouvelle lecture.
J'ai tenté le livre dont je n'avais pas encore entendu parler, bonne pioche de Petit Poucet.

dimanche 24 mai 2015

Le sourire des évadés de Fabien Sanchez


Et toujours ce papier mât à gros grains,
très agréable au toucher qui accompagne
une photo pleine de charme.
Ne changez rien, les éditions
La Dragonne !

Quoi qu'il tente ou fasse, l'élastique à sa culotte (celle dont se plait à user les fonds sur des bancs d'école) le ramène toujours en arrière. Un tendeur implacable, le  souvenir douloureux de 1983,  a fait de lui un "sous-Peter Pan cyclothymique", un "fugitivus errans". A la longue, ça lasse une femme, même d'humeur égale. C'est pour enfin cesser de se projeter dans le passé et peut-être sauver son mariage que William est revenu dans sa maison d'enfance. Il a l'été devant lui pour avancer sur son roman. Il veut écrire l'histoire de Frédéric, son meilleur ami, disparu en 1983, évaporé au cours d'une "évasion", une escapade d'adolescents où tous étaient pourtant partis avec le sourire.

Plusieurs figures féminines l'entourent, à commencer par Judith, sa fille, véritable rayon de soleil, indulgente vis-à-vis des dispositions abouliques de son écrivain de père mais intraitable  sur  son écriture si celle-ci prend du poids sans raison. William sait aussi qu'il peut compter sur la bienveillance d'Elisabeth, sa voisine, la mère de Frédéric. Il la connaît depuis toujours. Elle est son idole, son icône, son baume. Une nouvelle venue dans le voisinage, la jeune et jolie Stella l'intrigue  mais la demoiselle, à l'esprit pourtant vif, n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler un modèle d'équilibre et pour tuteurer quelqu'un, mieux vaut soi-même ne pas être chancelant. 

Pour être tout à fait honnête, j'ai craint un moment que les atermoiements de ce mâle quadragénaire un brin improductif et versatile, manipulant parfois plus la bouteille que le stylo allaient finir par m'agacer (une pensée solidaire avec l'épouse qui a dû avoir bien envie de lui botter le train...) mais il n'en a rien été (reprenons notre posture de lectrice), d'abord parce que l'on n'oublie pas l'histoire qui sous-tend tout ce mal-être, ensuite parce qu'il est quand même le premier à ne pas s'épargner, à se regarder le nombril ou à se triturer le cerveau certes, mais avec une lucidité certaine et une autodérision bien ficelée, le tout servi par une belle écriture.

J'ajoute que c'est un roman à l'érudition discrète avec un vocabulaire précis, parfois rare (j'ai appris 2 ou 3 mots au passage dont un que j'ai utilisé plus haut...), quelques locutions latines, des références à des auteurs et non des moindres... (Cioran, Kafka, Sénèque, Bobin) et, choix risqué mais délicieux selon moi, l'emploi de temps oubliés comme le conditionnel passé ou le plus-que-parfait du subjonctif (quand le propos est contemporain, je ne trouve pas que cela fasse suranné).

C'est quand même le deuxième* livre que je lis depuis peu où je concède à un narrateur masculin le droit d'avoir autant de défauts, soit je me ramollis dangereusement soit leurs auteurs ont du talent ! ;-)

*L'autre, c'est Toute ressemblance avec le père de Franck Courtès. Je ne sais pas si ces deux auteurs se connaissent mais peut-être qu'ils auraient des choses à se dire...


jeudi 21 mai 2015

Le roi n'a pas sommeil de Cécile Coulon





Il est certes roi en son royaume, ce Thomas Hogan, mais il n'est guère doué pour l'amour et le bonheur en général. Le roman débute sur une scène où il est emmené, menotté et nous invite à faire le chemin en sens inverse pour comprendre comment il en est arrivé là. Son royaume, c'est une immense propriété familiale avec forêts et pistes où s'invitent les animaux, une propriété acquise par William, son père, grâce à un héritage mais qui a englouti son pécule. Pour entretenir ce domaine, William a été obligé de trimer comme un forçat, en cumulant deux emplois, l'un à la scierie et l'autre à la caserne de police, ce dernier contribuant par la promiscuité avec le sordide,  à perturber davantage un caractère déjà ombrageux. Pourtant, il avait à ses côtés la belle et douce Mary. Orphelin de père relativement tôt, Thomas va grandir aux côtés de sa mère et s'appliquer à devenir un bon élève, un garçon sérieux bien qu'un peu taiseux. Pourtant des signes apparaissent, les virées au bistrot local, le Blue Budd, deviennent quotidiennes et de moins en moins maîtrisées c'est-à-dire de plus en plus alcoolisées.  Rien de très inhabituel dans ce patelin paumé de l'Amérique profonde où les hommes (pas tous quand même) prennent régulièrement leurs quartiers dans cet établissement pourtant glauque (William y avait aussi ses habitudes). Non, ce qui est plus inquiétant, c'est la violence profonde, sourde et inexplicable qui semble gronder en lui...
L'intention de l'auteur est de nous convaincre que cette violence était inéluctable, une sorte d'héritage paternel tout autant que la transmission du domaine. Là, je reste un peu dubitative, il manque selon moi quelques éléments pour étayer le propos d'autant plus que les fées n'avaient pas complètement négligé son berceau en lui donnant en plus de l'intelligence, un patrimoine et une mère attentionnée. Le roman est cependant remarquablement servi par une écriture maîtrisée, précise et efficace avec moins d'effets que dans Le cœur du Pélican, ce qui personnellement me convient mieux. Remarquable également, la restitution des ambiances que ce soit celle de la famille où le père est certes méritant mais craint, celle du troquet où suinte la laideur et surtout celle de la bourgade, étouffante à souhait à force de bienveillance compassée mâtinée de commérages grand train, ce dernier aspect pouvant justifier à lui seul la lecture de ce court roman.


lundi 18 mai 2015

Moi, Jean Gabin de Goliarda Sapienza



L'effet d'un oxymore (enfin presque), ce titre associé à la photo de couverture. Quel rapport entre cette fillette costumée et "Gueule d'amour"?  La petite fille de la photo est bien l'auteur du livre, Goliarda Sapienza. Elle revient dans ce roman autobiographique, écrit dans les dernières années de sa vie, sur son enfance singulière à Catane, en Sicile, dans les années 30. Elle grandit au sein d'une famille d'intellectuels, socialistes pour les uns, anarchistes pour les autres, davantage préoccupés de choses "importantes et vitales" telles que "Le Bien du peuple", "le Progrès", "la Douleur du monde" que des contingences domestiques. Entre une mère militante et fascinante, un père avocat des pauvres, charismatique et séducteur, une tribu de demi-frères et sœurs, Goliarda grandit assez libre, mais non sans principes (gagner son argent de poche, ne pas s'en remettre à quelqu'un, notamment un homme, pour résoudre ses ennuis...). Elle fréquente assez peu l'école, gangrénée par la propagande fasciste mais se nourrit des lectures de la bibliothèque familiale, tente de comprendre Diderot et Voltaire avec l'aide d'Ivanoé, le demi-frère chargé de sa formation intellectuelle. Quel rapport, disais-je, entre Goliarda enfant et le célèbre acteur au regard bleu acier ? C'est une fascination en forme d'identification, à croire que la demoiselle, biberonnée à l'idée d'insoumission, cherche à se démarquer de tous les modèles que sa famille entend lui proposer. Elle qui évolue dans le quartier populaire de la Civita où son père est tenu informé de ses moindres faits et gestes, a trouvé dans cette identification à l'acteur, un espace de liberté et de rêve. Elle analyse sa vie et ses émotions à l'aune de ce que Gabin aurait dit ou fait, elle transpose son moi sur cet homme à la fois doux et viril. Il l'accompagne et la rassure quand ses proches semblent oublier qu'elle n'est qu'une enfant. Elle ne se contente pas d'aller voir ses films au cinéma, elle les étudie pour mieux se l'approprier.
On l'aura compris, le matériau de ce livre est riche et pourtant, j'ai eu le sentiment de passer un peu à côté (surtout dans la première partie). L'écriture est belle, c'est indéniable mais par moment, j'ai été quelque peu perdue dans le propos, notamment dans certains passages où elle emploie "nous" pour parler d'elle et du Jean imaginaire à ses côtés. La relecture que j'ai entreprise atténue cependant cet effet.
L'identification entre la fillette et l'acteur m'a semblé, de prime abord,  un peu artificielle  ( le livre débutant en trombe sur cette idée) mais il faut reconnaître qu'elle est bien défendue, nourrie, argumentée tout au long du roman et que j'ai fini par l'intégrer. 
En somme,  c'est un livre que j'ai appris à apprécier pleinement, en le relisant, en y repensant, ce qui est peut être préférable à un enthousiasme immédiat suivi de peu d'effets.

mardi 12 mai 2015

Moi, Surunen, libérateur des peuples opprimés de Arto Paasilinna



La Paasilinnette que je suis (oui, je copie sans vergogne sur Galéa pour la fabrication des noms d'aficionados) a dû surmonter une petite déception. Ce roman-ci n'allait pas (ou peu) se passer en Finlande. Je sais bien que Paasilinna n'est pas obligé de se cantonner à son territoire natal mais voilà quand je le lis, je veux du Noooord. De la neige à perte de vue, des forêts immenses, des étangs autour, des mets roboratifs et des séances revigorantes au sauna. Oui, tous les clichés. J'ai honte (ceci dit j'aurais pu mettre "les rennes"). Le top, c'est quand je le lis en plein été.
 Là, le héros s'est embarqué pour un pays plein de soleil et je me suis sentie un peu décalée. Certes, il n'y va pas pour arborer par la suite un hâle flatteur. Sa mission est un brin moins dilettante puisqu'il a décidé de sauver un prisonnier politique injustement incarcéré depuis 6 ans et pour la libération duquel  toutes les lettres, pétitions et demandes diplomatiques sont restés vaines. Notre héros, éminent philologue en plus d'être militant des Droits de l'Homme, a donc décidé que le temps de l'action était venu. Et là, on a droit à du Paasilinna savoureux avec la préparation de l'expédition. J'adore cette détermination presque naïve (ou volontairement) alors que l'aventure tentée est en soi complètement délirante dans ses chances de succès, notre héros étant un intellectuel pur jus, parlant plus de 15 langues et n'ayant rien du super héros sauf dans ses intentions. Dans plusieurs romans de Paasilinna, on sent cette énergie irrépressible qui se joue de toutes les difficultés, les anticipe même. Certes, ces entreprises humaines sont parfois (souvent) un peu délirantes, on n'y croit pas à 100% bien sûr mais la dynamique fait du bien. Bon, là, on peut dire que côté difficulté, notre héros a visé haut puisqu'il s'agit rien de moins que d'extirper un détenu politique d'une terrible dictature, le Macabraguay (un voisin du Honduras) où règne en maître une junte cupide qui pourchasse, torture et arrête tout ce qui peut ressembler à un opposant communiste. Il finit par y arriver, non sans avoir payé de sa personne mais comme l'objectif visé est particulièrement difficile, le roman peine un peu malgré les improbabilités habituelles (qui font aussi le charme des romans de cet auteur).
D'ailleurs, dans la seconde partie du roman, où notre héros cette fois s'emploie à libérer un interné de force (pour motif politique) dans un pays communiste, la Vachardoslavie, les choses vont meilleur train, notre philologue étant aidé dans son entreprise par un pickpocket fort habile. Cette différence de rythme et donc de pages déséquilibre un peu le roman alors que l'intention de départ est justement dans l'équité de traitement. Il s'agit bien de dénoncer les atteintes à la liberté d'expression dans chacun des blocs (le roman est écrit en 1986) avec un côté déjanté certes,  mais tout de même.
Une lecture intéressante donc même sans la neige, les forêts, le sauna...

mardi 5 mai 2015

Mai en automne de Chantal Creusot

Je remercie la personne ;-) qui a compris
 que ce livre allait me plaire et qui me l'a prêté.
Une sorte de grâce dès les premières lignes, le sentiment rare que chaque mot est juste, ni précieux, ni  fade et que les phrases, sans forcer, vont se dérouler avec limpidité. Cette écriture à l’élégance discrète s’accorde parfaitement à la grande sensibilité avec laquelle les personnages sont abordés.
Qu’ils soient notables, fermières ou servantes, Chantal Creusot considère ses personnages avec la même délicatesse, n’accordant à aucun un statut plus important, rétablissant par cette équité narrative une humanité salvatrice. Ce parti pris de l’absence de personnage principal peut surprendre voire déranger, j’y ai vu une grande générosité.
Plonger dans Mai en automne, c’est donc parcourir un magnifique roman fresque qui déploie ses personnages sur trois générations et entrecroise  leurs histoires familiales dans la première moitié du XXème siècle.
Ce roman pourrait inspirer les cinéastes, du moins ceux qui considèrent que la vie des gens, même dans leur simplicité est un matériau suffisant. Imaginons un instant la caméra posée sur eux...
Nous sommes dans les années 30/40 sur les côtes du Cotentin. Premier tableau. Le cadre : une belle maison, un parc avec tilleul et une allée de graviers, signes de l’appartenance bourgeoise de ses propriétaires. Lucile Vermont épouse Vuillard, pose un regard las sur cet intérieur familier qui témoigne de ses origines. Elle est d’humeur sombre comme toujours. Son mari, Pierre s’est isolé dans son bureau pour fuir cette femme qu’il n’aime plus mais qu’il ne quittera pas. Dans sa chambre, Marianne fomente un défi nouveau qui attirera sur elle l’attention de son père tant aimé.
Second tableau : une ferme plutôt prospère dirigée de main de maître par la veuve Laloy. Elle observe, perplexe, sa servante Marie, jeune femme énigmatique dont on ne sait si elle est sotte ou forte de son indifférence au monde.
Troisième tableau : chez les Laribière, Jacques se détourne  de  Madeleine, incapable de résister aux caprices de Simon, leur fils. Pourquoi cet enfant est-il si ombrageux alors même que sa mère semble d’humeur égale, d’une insouciance presque agaçante ? Pourquoi lui, l’avocat brillant s’est-il enlisé dans ce mariage ennuyeux ?
Quatrième tableau : Michelle Lamaury regarde avec indulgence sa sœur cadette Solange. Son  indolence, son don pour la vie l’émeuvent alors qu’elle même n’offre aux autres qu’une image rigide, corsetée d’idéalisme.
Cinquième tableau : Hélène Darban pose un regard satisfait sur elle-même. Elle se sait belle et libre, mariée certes contre son gré mais ayant réussi à ériger le faux-semblant conjugal en une forme d'indépendance. 
Voilà, éloignons-nous maintenant. Ils vont se croiser, se recevoir, s'apprécier plus ou moins, se reconnaître du même monde ou pas. Parfois, ils seront au service de, mais finiront par imposer doucement leur présence comme essentielle. Ils vont se fiancer et ces fiançailles de circonstance donneront trop souvent des mariages maussades, difficiles cependant à défaire dans cette province des années 40 encore lourde du poids des convenances. La guerre les marquera et pourtant, une génération succédera à une autre, riche (ou encombrée, c'est selon) de ses histoires héritées. 
Ce livre aux tonalités balzaciennes, ce magnifique et unique roman de Chantal Creusot, nous offre avec délicatesse et émotion, une jolie leçon d'universalité.