dimanche 16 juin 2019

Par-delà nos corps de Bérengère Cournut

Quelle jolie idée de faire se répondre deux personnages à travers deux livres ! Cette idée, nous la devons à deux auteurs, Bérengère Cournut et Pierre Cendors, avec la complicité de leur maison d'édition, Le Tripode (je suis fan de leurs couvertures mates au grain si doux).
Bérengère Cournut dont j'avais déjà apprécié la plume avec Née contente à Oraibi nous propose ici la réponse épistolaire à Minuit en mon silence de Pierre Cendors.

A l'aube d'une guerre nouvelle (1939...), Else répond avec 25 ans de retard à la longue lettre que lui a adressée Werner alors que celui-ci était mobilisé au sein des troupes allemandes sur le front d'une guerre qu'on pensait pourtant être la dernière. Werner et Else, c'est le trouble d'un amour impossible, d'une rencontre suspendue dans le temps, le temps de la paix avant le déluge de fer et d'acier.

A la vision idéalisée et quelque peu évanescente que l'officier et poète avait faite d'elle, Else superpose un autre portrait, nourri des influences marines de son enfance bretonne et de sa sensibilité en tant que femme, mère mais aussi journaliste. Un portrait d'une grande finesse, un miroir intime et sincère, servi par une écriture sublime. C'est la même veine poétique qui coule dans les deux livres mais elle prend des modulations différentes. Là où Werner convoquait Orphée, Else puise ou sonde la force des éléments, l'Océan, la Terre, la Forêt. J'avais entrepris de les décrire plus longuement, notamment les magnifiques passages sur la maternité mais je pense qu'il appartient à chacun de les ressentir. En effet, il n'y a sans doute rien de plus personnel que la lecture d'un texte poétique, c'est un peu comme une lettre que l'auteur adresserait à son lecteur, créant de fait une intimité. Alors si vous avez envie d'être le destinataire de cette lettre, vous n'avez plus qu'à saisir dans votre librairie ce livre à la présentation soignée.

mercredi 5 juin 2019

Une chambre en Hollande de Pierre Bergounioux

56 pages assez époustouflantes, il faut bien le dire !
Dans un style à la maîtrise impeccable, Pierre Bergounioux entreprend de nous expliquer pourquoi René Descartes, tourangeau d'origine, s'est attelé à la rédaction de son fameux Discours de la méthode depuis les Provinces-Unies, Pays-Bas de son époque. Ce faisant, l'auteur balaie plusieurs siècles d'Histoire en remontant depuis les temps gallo-romains jusqu'au XVIIème siècle donc, avec une virtuosité, une érudition et une hauteur de vue remarquables.
Il retrace le parcours de Descartes et ses errements à travers une Europe belliqueuse (dans laquelle il prit sa part) avant de se fixer en Hollande (qui apparaît alors comme une terre de désolation... empêchant tout distraction de l'esprit) pour se consacrer exclusivement à l'étude (mathématiques, philosophie...) et y apporter le fruit de son génie polyvalent. 
Tout ceci est expliqué avec beaucoup d'intelligence et éclairé par les apports de ses prédécesseurs et successeurs (notamment Francis Bacon et Baruch Spinoza). Les références, nombreuses, ne se limitent pas au champ de la philosophie, on fera au passage un petit tour par la littérature (citons, entre autres, Montaigne, Cervantès) et l'Histoire (Braudel, of course...). Une fresque talentueuse de la pensée condensée en moins de 100 pages, un petit livre magistral !

lundi 3 juin 2019

Si tu passes la rivière de Geneviève Damas

Franchir la rivière, c'est l'interdit formel prononcé par le père, un homme bourru dont on ne conteste pas les ordres. C'est l'interdit qu'a pourtant bravé Maryse, la fille aînée laissant derrière elle, le petit frère, "Fifi", pour qui elle était l'unique source de tendresse et d'attention. Il est le narrateur de cette histoire et, à l'entendre, on l'imagine encore dans le temps de l'enfance alors qu'il n'en est rien. Fifi, François n'a pas les mots pour poser les questions qui le taraudent : pourquoi sa sœur s'est-elle enfuie de la ferme et surtout, qui était la mère qu'il n'a pas connue ? 
Geneviève Damas parvient à nous rendre ce phrasé simple des gens à qui on n'a jamais vraiment parlé, qu'on a laissé dans l'ignorance des mots, des lettres et qui ne peuvent s'enfuir car la peur les étreint. Pourtant, l'obstination est là, têtue, qui cherche ses réponses malgré les non-dits car on ne peut indéfiniment vivre sans mots.
Je découvre la plume de cette auteure belge avec ce court roman, lu d'une traite et je dois remercier Latina de la communauté babeliote pour cet excellent moment de lecture. 
Ce qui m'a semblé particulièrement réussi d'un point de vue stylistique dans ce livre, c'est le parallèle entre la progressivité du langage acquis et l'émancipation de Fifi. émancipation qui passe par une réassurance sur ses origines (ou pour le moins, une "connaissance") tant il est vrai qu'il est difficile de voler en-dehors du nid si on ignore quelle patience, quelle douce attention ont permis de le construire.
Dans un format relativement court, Geneviève Damas explore, d'une plume habile, différentes pistes qui nourrissent sa trame narrative : c'est particulièrement efficace et réussi !

dimanche 2 juin 2019

Miette de Pierre Bergounioux

Quand mon libraire emploie le superlatif, en général je ne me pose pas trop de questions et j'embarque le livre, je sais qu'il n'en abuse pas. 
Dès les premières lignes, je comprends que ma lecture ne sera ni légère ni détendue. Le format relativement court du livre tient d'emblée ses promesses de densité. Je suis déconcertée par le style, certes très beau, mais qui nécessite de placer ses repères entre deux replis de la phrase tels des fanaux. Peu à peu, je m'habitue, je comprends que je dois trouver mon rythme dans ses phrases travaillées, entrecoupées dont le vocabulaire est choisi avec soin. J'ai le sentiment d'entrer dans une forêt, les branches s'écartent peu à peu mais elle garde son mystère et son aspect intimidant. 
Si la métaphore forestière me vient à l'esprit, c'est parce qu'il est justement question de forêt dans ce livre. Baptiste, fils aîné de Miette (diminutif de Marie) sur qui pèse tout le poids du devoir, a entrepris d'enrésiner le sol granitique et ingrat de la propriété familiale, travail d'une vie qu'il accomplit seul avec toute la fureur dont il est capable lorsqu'il est mis au défi de perpétuer le cours immuable des choses. 
C'est ce cadre puissant et austère, ce plateau du Limousin, une lande tapissée d'ajoncs et de bruyères qui est le premier personnage de ce roman : un paysage qui impose sa loi d'airain à ceux qui en sont les héritiers même si cet héritage est inéquitable, loi successorale d'un autre temps marquée par la primogéniture masculine et le droit d'aînesse. Aux cadets, le droit d'aller voir ailleurs, pour un temps, mais le devoir de revenir à moins que ce ne soit de l'ordre de la conviction profonde qu'il n'y a pas d'autre chez-soi que cette terre hostile qui façonne les caractères.
Un roman où la psychologie des personnages (la mère, Miette, figure tutélaire, image d'abnégation, la fratrie, Lucie, Baptiste, Octavie et Adrien, aux liens élastiques) se construit à travers le regard du narrateur (l'auteur ? le gendre de Baptiste ?) qui habite désormais la maison désertée et ne pose la main sur les lourds outils que pour leur donner un tour artistique. Un roman où tout n'est pas dit mais, à bien y réfléchir, le contraire serait ennuyeux, un style quelque peu exigeant dont les ellipses narratives permettent de saisir l'essentiel, l'âpreté des vies, entre force et résignation, l'ancrage et la jubilation, sans doute fugace, de dompter un décor sauvage et de perpétuer des gestes qu'on pensait invincibles.