dimanche 17 mai 2020

Imaqa de Flemming Jensen

Entre ce livre et moi, on peut dire que l'entreprise s'est révélée laborieuse. Commencé puis abandonné, repris à la faveur d'une situation qui m'empêchait d'aller faire un tour à la librairie, la deuxième tentative s'est étirée en longueur. J'ai, en effet, eu bien des difficultés pour me familiariser avec la syntaxe que j'ai trouvée un peu bancale par moment, à vrai dire. Quelques longueurs à mon goût également dans le déroulé de l'histoire. Et pourtant, c'est un livre que je ne regrette pas d'avoir lu car les thématiques abordées sont très intéressantes.
J'avais déjà eu un aperçu de l'univers arctique grâce à la lecture de Une vie de racontars de Jorn Riel (auteur invité par ma librairie : un moment exceptionnel !).
Imaqa a donc retenu mon attention car je souhaitais prolonger ma découverte de la culture groenlandaise. Et puis, la couverture du livre est juste magnifique. J'ai beau dire que j'aime les couvertures sobres, celle-ci m'a attirée comme un aimant. Plantons le décor rapidement : Martin, instituteur danois, qui vit un moment de creux dans sa vie personnelle, demande sa mutation pour le Groenland et choisit volontairement un comptoir isolé , Nunaqarfik (oui, parce que même au Groenland, il y a des centres et des périphéries, pour reprendre un concept qui faisait florès du temps de mes années estudiantines). L'histoire se passe au début des années 70, cela a son importance pour comprendre la nature des relations dano-groenlandaises. Bien prévenu qu'il ne doit s'adresser à ses élèves qu'en danois, Martin se rend vite compte de l'ineptie de cette demande. Curieux de la culture des autres, doué pour les langues, l'instituteur a tôt fait d'apprendre quelques rudiments de Groenlandais et la connaissance progressive de la langue va lui permettre de mieux comprendre le mode de pensée des habitants de la petite bourgade.
Je ne suis pas linguiste mais ce rapport entre les deux m'intéresse beaucoup : est-ce que la langue façonne la manière de penser ou est-ce l'inverse ? Pour y réfléchir, un indice : la locution "parce que" n'existe pas en Groenlandais, nous révèle l'auteur. On lui préfère "Imaqa" : "peut-être"...
L'autre grand intérêt de ce livre réside dans son éclairage sur les risques d'acculturation des Groenlandais menacés par diverses formes de colonisation moderne : la consommation de nourritures non chassées ou non pêchées, l'introduction de produits jusque-là inconnus et qui se révèlent vite indispensables (le papier toilette...), l'exploitation de ressources minières par une société étrangère et bien sûr l'école où le Danois est de mise et où les manuels scolaires relaient le modèle culturel de l'Etat tutélaire. Est-ce que les choses ont évolué depuis l'autonomie renforcée accordée au Groenland en 2009 ? Je pense que je vais aller lire un peu de ce côté pour en apprendre davantage.
Pour en revenir à Imaqa, les amateurs de nature arctique y trouveront leur compte puisque le roman contient son lot de montagnes enneigées, de lacs gelés et bien sûr, de périples en traîneau.
Enfin, le roman est teinté d'une forme d'humour qui n'est pas sans me rappeler le ton que pouvait prendre parfois un autre auteur scandinave, Arto Paasilinna et si vous lui devez, comme moi, de bons moments de lecture, vous tirerez sans doute profit de la lecture de ce roman. Enfin, "imaqa"...

vendredi 17 avril 2020

Quand j'ai cru au désamour entre la lecture et moi...alors qu'il n'en était rien !

Alors que nous sommes tous dans le "grand confinement", la chronique qui s'affiche sur ce blog depuis des mois m'adresse un sacré pied de nez... "La grande escapade" ne peut-être que dans nos têtes en ce moment.
La lecture, et tant pis si c'est un truisme de le dire, est bien sûr propice à l'évasion. Pourtant, il arrive que ça ne matche pas. Il y a quelques mois, j'ai cru au désamour entre la lecture et moi. Impossible de tenir plus d'une cinquantaine de pages un roman, rien qui ne me donnait envie de veiller tard dans la nuit. J'ai commencé à sérieusement douter de recouvrer un jour le goût des livres car la pile des abandonnés enflait à vue d'oeil sur ma table de chevet. Je n'ai pas toujours eu un rapport fusionnel avec la lecture. Je l'ai même délaissée à certains moments de ma vie mais je n'étais pas du genre à entamer des livres pour les laisser en plan. Que se passait-il donc ? Il est vrai que j'avais fini par céder aux sirènes des séries disponibles moyennant un abonnement car vient un moment où le décalage se fait étrangement sentir dans les conversations à la cantine et qu'il faut faire quelque chose pour y remédier...
Cependant, à bien y réfléchir, la cause ne résidait pas dans cette (raisonnable) concurrence audiovisuelle. J'ai toujours su trouver du temps pour lire, souvent au détriment de mon sommeil... Je pense maintenant qu'il ne s'agissait pas d'un désamour mais d'un malentendu, sans doute lié à une forme de snobisme de ma part. Toutes les lectures ne doivent pas être exigeantes intellectuellement ou émotionnellement car on n'est pas toujours en mesure de les absorber ou de donner ce qu'elles requièrent : concentration voire analyse, force, détachement... Il faut parfois savoir réviser ses prétentions. Je n'emploierai pas le terme de lectures "faciles" mais simplement de lectures avec lesquelles on peut entrer en résonance. Pour ne pas avoir suffisamment cerné mon degré de résonance, j'ai laissé filer les semaines sans le plaisir de tourner les pages, d'accompagner des personnages dans leurs émotions et surtout de pouvoir en parler ensuite...
Et puis, la magie a opéré de nouveau. Non, il n'y avait pas de désamour, pas de panne de lecture juste un malentendu qui ne remettait finalement rien en cause profondément. Ouf...

Et quand même depuis octobre, j'ai lu les romans suivants... Livres prêtés, relus, offerts, piochés dans ma PAL...

_ Propriété privée de Julia Deck 

Quand un couple de bobos croient avoir tout bon en planifiant de bout en bout son projet immobilier et découvre une autre réalité... J'ai retrouvé la très efficace plume de Julia Deck découverte avec Viviane Elisabeth Fauville. Un roman encore une fois très maîtrisé.

_ Orléans de Yann Moix

Je suis incapable d'écrire sereinement sur un livre qui a fait l'objet d'une polémique. Cela crée une sorte d'épaisseur entre le livre et moi. Que puis-je en dire quand même ? Première découverte de la plume de cet auteur et j'ai plutôt apprécié. Cela ne me dérange pas que le vocabulaire soit recherché, la syntaxe travaillée. Chez certains romanciers, l'écriture est plus sobre, pour d'autres, plus sophistiquée. L'alternance des styles peut s'avérer très intéressante après tout. C'est un livre qu'on m'a prêté (merci Valérie !) et je ne peux pas le parcourir vu les circonstances mais je me rappelle avoir trouvé la toute première scène merveilleusement écrite. C'est une description sensible d'une école, d'une salle de classe, jusqu'à l'intérieur d'un pupitre avec les petits objets abandonnés par les générations précédentes, un vrai bijou...

_ Par les routes de Sylvain Prudhomme

Découverte de cet auteur également. Ecriture plus sobre et sujet moins pesant que le précédent. Un vrai plaisir de lecture, de cheminer au fil des pages avec cet auto-stoppeur qui ne voyage que pour rencontrer des gens, parce que l'humain le passionne. Un livre doux, plein de sagesse et de poésie. 

_ J'ai relu (merci Olivier !) Souvenirs dormants de Modiano. Cet auteur m'embarque où il veut avec sa plume...j'ai l'impression d'être sous hypnose et de suivre la grande silhouette... J'ai déjà écrit quelques billets sur des ouvrages de Modiano mais là, c'est mission impossible tellement ce roman est particulièrement modianesque. Oui, je sais, c'est une pirouette !


On m'a offert (merci Françoise !) : 

_ La femme révélée de Gaëlle Nohant.

 Je n'avais jamais lu de livre de cette auteure mais j'avais vu passer (sans trop les lire pour ne pas être influencée par la suite dans l'écriture d'un billet...) des critiques plutôt élogieuses. Comme je manque rarement une occasion, même en période de "malentendu de lectures" (je n'aime pas l'expression "panne") d'être bavarde à propos des livres, une collègue a repéré mon intérêt et me l'a offert ce qui m'a beaucoup touchée. Je consacrerai d'ailleurs à ce roman une chronique à part entière. Pour être plus rapide dans ce billet quelque peu récapitulatif, disons simplement que ce roman coche, selon moi, de nombreux centres d’intérêts : une écriture et une trame narrative maîtrisées, des univers bien campés : le Paris des années 50 et le Chicago de la fin des années 60. Se mêlent également deux échelles narratives, d'abord l'histoire intime d'une femme dont le choix de changer d'identité est source de dilemme, puis une histoire plus universelle, celle des luttes contre les ségrégations raciales aux Etats-Unis et contre la guerre du Vietnam. En filigrane, un Rolleiflex, dont l'argentique des photos sert de révélateur aux deux histoires.

_ Meurtre à Montaigne de Estelle Monbrun

Je ne suis pas une grande férue de romans policiers mais j'aime bien le savant mélange que concocte Estelle Monbrun entre intrigue, univers d'un homme ou d'une femme de lettres et rivalités universitaires autour de son oeuvre. La plume de l'auteure est efficace pour mettre en scène ces différents microcosmes tout en distillant une petite dose d'humour. On retrouve avec plaisir le duo d'enquêteurs, le commissaire Jean-Pierre Foucheroux, désormais plus ou moins en retraite et son ex-adjointe, Leila Djemani, devenue commissaire également. Si ma dernière lecture d'Estelle Monbrun (Meurtre chez Colette) m'avait peu convaincue, il n'en va pas de même pour Meurtre chez Montaigne que je trouve pleinement maîtrisé et correspondant à son intention.

J'ai pioché dans ma PAL :

_ Rouge brésil de Jean-Christophe Rufin. 

Quel roman ! Prix Goncourt 2001, je comprends pourquoi... C'est magistral, romanesque, érudit, intelligent, réflexif et très très bien écrit. Je ne connaissais pas grand chose à l'histoire de la colonisation du Brésil et j'ignorais, pour être honnête, cette tentative française pour s'y établir. Un roman qui avec ses presque 600 pages a une telle envergure que je ne peux ici que l'esquisser. J'avais adoré Le tour du monde du roi Zibeline qui se situe un peu dans la même veine, une grande fresque dont le matériau historique est habilement romancé et c'est mon libraire qui m'a conseillé Rouge brésil. Une pensée pour ma librairie, j'espère qu'elle va tenir et m'offrir à nouveau ses formidables rayonnages... Comptez sur moi !

J'ai ressorti de ma PAL depuis le confinement toute cette pile...

...mais 4 semaines d'enseignement à distance, de récupération de travaux sous des formes diverses et variées ainsi qu'une avalanche de mails m'ont seulement permis de lire :

Et encore Imaqa, je ne l'ai pas terminé ! Quand je dis qu'il faut parfois revoir ses prétentions...



vendredi 25 octobre 2019

La grande escapade de Jean-Philippe Blondel


Enfant, je jouais très souvent dans la cour de récréation de l’école. Elle jouxtait le jardin du logement de fonction de mes parents, les instituteurs du village. Je n’avais qu’un pas à faire pour profiter de ce vaste espace quand, la classe terminée, les élèves rentraient chez eux. Cette cour ne comportait aucun équipement particulier, aucun jeu (je parle d’une école rurale dans les années 70…) mais juste un énorme tilleul dont il fallait « faire le tour en marchant sur ses racines sans toucher le macadam ». Disposer ainsi de manière presque exclusive de l’espace de l’école me donnait le sentiment d’un grand privilège. C’était d’ailleurs bien le seul car, pour le reste, mes sœurs et moi, étions logées à la même enseigne que les autres élèves. Il n’était pas question que l’on reproche à mes parents le moindre favoritisme et nous le comprenions fort bien.
Cette longue introduction, assez personnelle alors que je n’en ai pas l’habitude, pour expliquer à quel point ce nouvel opus de Jean-Philippe Blondel a pu faire écho en moi. C’est la première fois que je lis un roman contemporain dont le cadre se situe dans l’enceinte même d’une école. Ici, il s’agit d’un grand groupe scolaire situé en ville avec presque une dizaine d’institutrices et instituteurs, et autant de logements de fonction, des appartements qui favorisent une forme de promiscuité. Différentes familles d’enseignants (« les Goubert », « les Lorrain »…) y vivent avec leurs enfants.
C’est avec plaisir que j’ai retrouvé la petite musique de Jean-Philippe Blondel. J’ai toujours des difficultés pour définir avec précision son style alors que d’emblée, je le ressens. Il me semble que cela procède d’une sorte d’imprégnation douce et discrète au fil des pages et non sur le relief singulier d’un mot ou d’une phrase. Par exemple, dans ce roman, il va systématiquement appeler chacun des personnages par son prénom et son nom ce qui apporte un regard tantôt tendre tantôt cocasse mais en tout cas toujours « enrobant » voire nostalgique sur les situations vécues. Les prénoms de la génération des enfants nous plongent au cœur des années 70.
Ces enfants jouent ensemble dans et en dehors de l’école, formant une bande dans laquelle les rôles sont parfois redistribués, surtout à l’aube de l’adolescence où les personnalités s’affirment et se redessinent. Il m’a semblé reconnaître l’auteur à travers le personnage de Philippe Goubert, le fils de la directrice de l’école maternelle. Maladroit et mal compris, il va heureusement bénéficier de l’enseignement d’un instituteur qui pratique avec bonheur une pédagogie façon Freinet. Philippe Goubert y gagne une assurance nouvelle et le goût de l’écriture.
C’est une école en mutation que donne à saisir Jean-Philippe Blondel. Devenue mixte depuis peu, dans la mouvance de mai 1968, elle hésite encore entre, d’une part, un système ancien basé sur une forme d’autoritarisme et une pédagogie descendante et, d’autre part, des innovations inspirées de l’Education nouvelle rendant l’élève acteur de ses apprentissages.  Ce changement s’exprime à travers l’antagonisme qui oppose Gérard Lorrain, le directeur de l’école élémentaire et Charles Florimont, Freinetiste convaincu et passionné. Quelles que soient les convictions des uns et des autres, et sans doute parce que je pratique moi aussi ce métier avec des élèves un peu plus grands, j’ai ressenti une profonde tendresse pour tous ces enseignants qui exerçaient dans une société en pleine transformation. J’ai compris leurs doutes, leurs hésitations, j’ai souri de leurs enthousiasmes.
Dans ce roman, les adultes eux-mêmes semblent en questionnement, en bascule entre des tensions contradictoires. On perçoit le poids de l’usure sur ces couples mariés sans doute assez tôt, on comprend particulièrement la fatigue de ces institutrices-mères de famille-épouses à une époque où le partage des tâches n’allait pas de soi. Ces adultes dans la quarantaine, étouffent sans doute un peu, coincés dans leur école et leurs logements de fonction, sous les regards obliques des uns et des autres. Quelles aspirations profondes sont-ils obligés de taire ? 
Jean-Philippe Blondel a su montrer avec finesse ces transitions, ces transformations à venir, celles des enfants qui entrent dans l’adolescence, celle de l’Ecole qui doit faire sa mue à l’image de la société et celles des adultes au mi-temps de leur vie. Entourant ces personnages d'une tonalité douce et singulière, l'auteur nous propose ici un roman très réussi que je recommande particulièrement.

lundi 12 août 2019

La crue de Amy Hassinger

Couverture magnifique, grain très agréable de la couverture
et des pages, typographie originale, je découvre avec plaisir cette maison
 d'édition, "Rue de l'échiquier".
La crue, roman de Amy Hassinger, à l'édition soignée (grain du papier, choix typographiques...) traduit de l'Américain par Brice Matthieussent se déroule pour l'essentiel dans le Wisconsin. Grands espaces, rivières à poissons, lac et forêts, c'est un livre qui fait respirer à pleins poumons même si une histoire de barrage vient quelque peu entraver le cours naturel des choses. Le matériau narratif de ce roman est particulièrement riche car il fonctionne en quelque sorte par strates. La strate personnelle est centrée sur l'histoire de Rachel Clayborne, jeune femme dans la trentaine, universitaire et récemment maman qui fait le douloureux constat de se retrouver embarquée dans une vie qu'elle n'a pas choisie. Le portrait psychologique est finement brossé et j'ai apprécié que l'auteure sache rendre compte de la complexité des sentiments ressentis, notamment ceux concernant la maternité. A priori, Rachel a tout pour être heureuse et pourtant, elle étouffe. 
La deuxième strate est plus globale. Elle fait intervenir les dépossessions de terres dont ont été victimes les Amérindiens, en l’occurrence la tribu des Ojibwés. Pour réparer, à sa mesure, ce préjudice, une vieille dame malade, Maddy Clayborne (la grand-mère de Rachel) a pris la décision de léguer sa propriété à son infirmière, Diane Bishop, originaire de cette tribu. Mais voilà, qu'après plusieurs années d'absence, Rachel réalise son attachement à cette maison, la Ferme, où enfant, elle se sentait pleinement en phase avec la nature, avec elle-même, grandissait, prenait de l'assurance, bref promettait de devenir une adulte accomplie et épanouie... Encore une fois, l'auteure, Amy Hassinger, va très bien rendre le conflit intérieur de Maddy, tiraillée entre son souci de justice et la prise en compte des sentiments de sa petite-fille.
Enfin, l'autre strate, est d'approche environnementale. Elle permet de prendre la mesure des dégâts engendrés par certains barrages (dont la production électrique nous est présentée presque comme quantité négligeable) sur les écosystèmes des rivières, notamment sur les poissons marins (gaspareaux, aloses et esturgeons) qui ont besoin d'en remonter le cours et qui, de fait, sont sacrément contrariés par ces murs de béton sur leur chemin. Je suis assez inculte dans ce domaine et j'ai apprécié d'en apprendre plus à l'occasion de cette lecture. Le chapitre (ou plutôt "le livre" car le roman est subdivisé en 5 livres) qui évoque cette problématique, mise en lumière par un certain nombre d'associations est celui, à mon sens, où l'écriture est la plus travaillée car j'avoue une légère déception de ce côté. Non pas que ce soit mal écrit mais bon, je m'attendais à quelque chose de plus soutenu sur l'ensemble du roman.
Autre bémol, j'ai trouvé que le roman comportait quelques longueurs. J'aurais apprécié que l'intensité de l'histoire se dégage un peu plus vite. Mais ce ressenti vient peut-être des habitudes de lecture que j'ai prises en évitant de plus en plus souvent les pavés.
Cependant, ce qui m'a semblé le plus réussi dans ce roman, ce sont les parallèles que l'on ne peut s'empêcher de faire sur les effets d'une nature par trop contenue, les aspirations profondes mais étouffées d'une personne ou le tracé autrefois sauvage d'une rivière, canalisé à grands renforts d'ouvrages anthropiques. Peut-on, sans risques, brider, dompter ce qui ne demandait qu'à être impétueux ou pour le moins, naturel ?

mardi 16 juillet 2019

Ce qui nous revient de Corinne Royer

L'effet Matilda, vous connaissez ?

On doit cette expression à Margaret W. Rossiter, historienne des sciences,  qui a choisi le prénom d'une militante féministe du XIXème siècle, Matilda Joslyn Gage. Il s'agit de la dépossession dont sont parfois victimes les femmes scientifiques lorsque le bénéfice de leurs découvertes est attribué à leurs collègues masculins. 

Dans Ce qui nous revient, Corinne Royer s'empare de l'effet Matilda comme ressort narratif principal puisqu'elle tisse son roman autour de la controverse liée à la découverte du chromosome surnuméraire de la trisomie 21, découverte française de la fin des années 50 dont le mérite a été attribué à Jérôme Lejeune et Raymond Turpin, reléguant à une part auxiliaire Marthe Gautier. 

Corinne Royer dont je découvre la très belle plume avec ce roman tisse deux histoires, l'une réelle, autour de cette controverse scientifique donc et l'autre, fictionnelle où elle invente une famille fantasque et baroque avec un père, Nikolaï Gorki, slave à souhait, obnubilé par Cocteau et faussaire à ses heures, une mère, Elena Paredes, soprano, solaire, forcément fascinante et une petite fille, Louisa, à la curiosité scientifique débordante. La joyeuse tribu vit de maisons en maisons (souvent "de maître" tant qu'à faire...), avec un sens tout personnel de l'occupation, c'est-à-dire illégal mais respectueux voire poétique. Mais un jour, Elena qui devait s'absenter pour un récital de trois jours ne revient pas et Nikolaï est bien obligé d'expliquer à Luisa que sa mère est en réalité partie pour subir une IVG, décidée en couple, pour cause de chromosome surnuméraire.

Jusqu'à peu près la moitié du roman, j'ai eu l'impression qu'il me manquait un petit quelque chose pour que j'accroche vraiment. Il m'a semblé qu'on restait un peu à la périphérie des deux histoires. Il me tardait de connaître le ressenti psychologique d'Elena et celui de Marthe, de savoir ce que la cantatrice était devenue et de comprendre comment le crédit de sa découverte avait autant pu échapper à Marthe. 
Les choses finissent par se mettre en place progressivement avec quelques improbabilités pour lier les deux histoires qui ne m'ont pas dérangée plus que ça (tout doit-il être probable dans un roman ?). Le style est remarquable de maîtrise dans des registres divers, narratif, scientifique et même onirique. Le vocabulaire assume sa rareté voire son érudition. Comme je viens de lire des livres "très écrits" (pour reprendre une expression de mon libraire), ce choix m'a parfaitement convenu.

Je ne voudrais pas dévoiler plus avant le roman mais soulignons aussi qu'il invite à découvrir avec un autre regard la trisomie 21, à la considérer comme quelque chose en plus et non quelque chose en moins et moi qui suis la tata d'un ado avec un chromosome un peu spécial, j'en ai été très très émue.

dimanche 16 juin 2019

Par-delà nos corps de Bérengère Cournut

Quelle jolie idée de faire se répondre deux personnages à travers deux livres ! Cette idée, nous la devons à deux auteurs, Bérengère Cournut et Pierre Cendors, avec la complicité de leur maison d'édition, Le Tripode (je suis fan de leurs couvertures mates au grain si doux).
Bérengère Cournut dont j'avais déjà apprécié la plume avec Née contente à Oraibi nous propose ici la réponse épistolaire à Minuit en mon silence de Pierre Cendors.

A l'aube d'une guerre nouvelle (1939...), Else répond avec 25 ans de retard à la longue lettre que lui a adressée Werner alors que celui-ci était mobilisé au sein des troupes allemandes sur le front d'une guerre qu'on pensait pourtant être la dernière. Werner et Else, c'est le trouble d'un amour impossible, d'une rencontre suspendue dans le temps, le temps de la paix avant le déluge de fer et d'acier.

A la vision idéalisée et quelque peu évanescente que l'officier et poète avait faite d'elle, Else superpose un autre portrait, nourri des influences marines de son enfance bretonne et de sa sensibilité en tant que femme, mère mais aussi journaliste. Un portrait d'une grande finesse, un miroir intime et sincère, servi par une écriture sublime. C'est la même veine poétique qui coule dans les deux livres mais elle prend des modulations différentes. Là où Werner convoquait Orphée, Else puise ou sonde la force des éléments, l'Océan, la Terre, la Forêt. J'avais entrepris de les décrire plus longuement, notamment les magnifiques passages sur la maternité mais je pense qu'il appartient à chacun de les ressentir. En effet, il n'y a sans doute rien de plus personnel que la lecture d'un texte poétique, c'est un peu comme une lettre que l'auteur adresserait à son lecteur, créant de fait une intimité. Alors si vous avez envie d'être le destinataire de cette lettre, vous n'avez plus qu'à saisir dans votre librairie ce livre à la présentation soignée.

mercredi 5 juin 2019

Une chambre en Hollande de Pierre Bergounioux

56 pages assez époustouflantes, il faut bien le dire !
Dans un style à la maîtrise impeccable, Pierre Bergounioux entreprend de nous expliquer pourquoi René Descartes, tourangeau d'origine, s'est attelé à la rédaction de son fameux Discours de la méthode depuis les Provinces-Unies, Pays-Bas de son époque. Ce faisant, l'auteur balaie plusieurs siècles d'Histoire en remontant depuis les temps gallo-romains jusqu'au XVIIème siècle donc, avec une virtuosité, une érudition et une hauteur de vue remarquables.
Il retrace le parcours de Descartes et ses errements à travers une Europe belliqueuse (dans laquelle il prit sa part) avant de se fixer en Hollande (qui apparaît alors comme une terre de désolation... empêchant tout distraction de l'esprit) pour se consacrer exclusivement à l'étude (mathématiques, philosophie...) et y apporter le fruit de son génie polyvalent. 
Tout ceci est expliqué avec beaucoup d'intelligence et éclairé par les apports de ses prédécesseurs et successeurs (notamment Francis Bacon et Baruch Spinoza). Les références, nombreuses, ne se limitent pas au champ de la philosophie, on fera au passage un petit tour par la littérature (citons, entre autres, Montaigne, Cervantès) et l'Histoire (Braudel, of course...). Une fresque talentueuse de la pensée condensée en moins de 100 pages, un petit livre magistral !