mercredi 30 décembre 2015

Rien où poser sa tête de Françoise Frenkel

"Rien où poser sa tête", c'est la préoccupation lancinante des exilés, des réfugiés, de tous ces individus jetés par milliers sur les routes, ballottés par la vindicte des conflits du monde. Ecrit dans le contexte immédiat de l'après seconde Guerre mondiale, le témoignage de Françoise Frenkel possède quelque chose d'universel qui lui donne une force supplémentaire. C'est une femme traquée, comme d'autres à cette période, qui témoigne, une femme anonyme qui raconte son histoire dans l'ombre. Patrick Modiano qui a accepté de préfacer ce livre, nous explique qu'il n'a pas envie d'en savoir plus sur le personnage, sur son devenir après la guerre, qu'il n'est pas toujours pertinent de mettre en lumière l'individu derrière l'écrivain même si la tendance actuelle fait souvent d'eux des personnages publics.
Ecrit et publié dès 1945, à une date relativement proche des événements donc, ce texte est un témoignage précieux sur ce que furent ces parcours chaotiques de fugitifs pendant la Seconde guerre mondiale. Il répond à un besoin impérieux de vérité, à la volonté de mettre en avant, les multiples solidarités, petites ou grandes, qui ont permis de sauver des vies. Les lâchetés, les dénonciations, le zèle féroce de certains fonctionnaires asservis aux lois de Vichy ou à celles de l'Occupant ne sont pas tus pour autant. C'est une femme lucide qui témoigne. Dès les années 30, elle a été rompue à surmonter des formes de tracasseries diverses, non pas tant en raison de ses origines d'ailleurs, que par la profession qu'elle a choisie, celle de libraire, libraire à Berlin, spécialisée dans la vente de livres français. En 1920, quand elle décide de s'installer, constatant l'absence de toute librairie française dans cette capitale, elle doit déjà convaincre et lever les réticences associées à une telle entreprise, le traité de Versailles ayant nourri un fort sentiment d'hostilité vis-à-vis de la France. Mais il en faut davantage pour dissuader cette Polonaise, francophile convaincue, ayant fait ses lettres à la Sorbonne et elle parvient à donner de l'ampleur à "La Maison du Livre français à Berlin" créant même une animation culturelle, organisant des rencontres, des conférences, acquérant une certaine notoriété consacrée par la visite de Briand lui-même. Avec l'arrivée des Nazis au pouvoir, elle n'est plus libre de vendre ce qu'elle veut, de nombreux auteurs sont mis à l'index et sa librairie fait l'objet d'une surveillance étroite. En 1935, avec la promulgation des lois raciales, c'est elle-même, en tant que juive, qui est visée. Pourtant, elle tient jusque 1939, se réfugie alors en France, à Paris, à défaut de pouvoir atteindre la Pologne, déjà en guerre. Bien sûr, le refuge est précaire. Avec l’invasion allemande, elle part pour le Sud, Avignon d'abord puis Nice. Nice qui devient l'impasse où aboutissent toutes les errances, représentants d'un gotha en perdition, coincés par la guerre, ou réfugiés de toutes nationalités ayant déjà fui plusieurs pays. Pour tenter de sortir de cette impasse, une énergie considérable devait être déployée pour obtenir auprès des commissariats ou de la préfecture, visa, sauf-conduit ou permis de séjour. Partir ou rester, tout nécessitait des heures d'attente et d'angoisse pour les réfugiés étrangers, avec le risque d'un papier qui manque, d'une disposition modifiée, d'un fonctionnaire peu compréhensif. J'ai rarement lu un livre où ces difficultés étaient aussi minutieusement décrites et analysées. Elles permettent de comprendre, tout comme les difficultés du ravitaillement, la lassitude générale des populations.
A partir de l'été 1942 et des premières rafles systématiques de Juifs, la réfugiée entre en clandestinité. Commence alors pour elle un autre parcours, encore plus difficile mais où elle va bénéficier de nombreuses formes de bienveillance et de solidarités. Bien sûr, certains chercheront à tirer parti de la situation mais globalement, elle aura affaire à des protecteurs totalement désintéressés, à commencer par le couple de coiffeurs, Monsieur et Madame Marius, qui prendront des risques infinis pour la sauver. Bien difficile de dire si le parcours de Françoise Frenkel est représentatif de l'aide qui a été apportée aux pourchassés et réfugiés. A-t-elle eu une chance particulière ? A t-elle pu compter sur des amis particulièrement soucieux de son sort comme ce couple de Suisses dont on ne sait rien sauf qu'ils lui renouvellent autant que possible son visa ? La situation  de Nice sous Occupation italienne de novembre 1942 à septembre 1943, avec une application un peu moins féroce des mesures antisémites, a -t-elle joué, lui donnant pour un temps un répit profitable ?
Françoise Frenkel ne donne pas de leçons. Elle dit simplement, sans chercher à se mettre en avant, ce qu'il en a été pour elle, pour les autres réfugiés qu'elle a côtoyés à l'hôtel La Roseraie ou à la prison d'Annecy, Elle n'oublie aucune des aides, un simple sourire parfois, qui lui ont été apportées. La sobriété qu'elle s'impose donne à son témoignage une justesse et une force incomparables.
Il était temps que ce livre sorte de l'oubli et rappelle le parcours courageux de cette femme, un peu comme un juste retour des choses pour celle qui défendit tant les livres.

Merci à Galéa de l'avoir déniché et pour les photos des endroits où Françoise a séjourné dans Nice.

dimanche 27 décembre 2015

Les nuits de laitue de Vanessa Barbara

La laitue peut-elle résoudre les problèmes d'insomnie ? Otto vous dirait que non. Les litres de tisane à la laitue qu'il a avalés pour ne pas contrarier son épouse Ada n'ont rien changé à ses longues heures de veille, aigrissant sensiblement un caractère déjà peu amène, sauf avec Ada, avec qui il a formé pendant 50 ans un couple des plus heureux, fusionnel sans être dépendant, équilibré dans ses différences. Mais voilà, Ada n'a jamais reçu les résultats médicaux l’avertissant de son grave problème d'arythmie cardiaque_d'ailleurs, personne n'a reçu son courrier à cette époque_et elle n'est plus aux côtés d'Otto, assez désorienté depuis. C'est Ada qui allait au-devant des autres et qui les régalait de sa spécialité, le chou-fleur à la milanaise, c'est Ada, avec qui l'on discutait et qui connaissait donc tout de la vie du quartier.
Désormais seul, Otto voudrait passer son temps, confortablement installé dans son fauteuil à se souvenir de ses moments de complicité avec Ada mais, qu'il le veuille ou non, ses voisins s'invitent dans sa vie. D'abord parce-que les cloisons sont minces et que l'on s'entend vivre les uns les autres dans cette petite ville (ou quartier, on ne sait pas trop) dont la disposition des rues, réparties sur une colline, favorise la propagation des sons, Ensuite, parce que ses habitants ont l'habitude de s'entraider, de se chamailler parfois, mais, au moins, de se parler. Que l'on ne se trompe donc pas, ce curieux roman qui déroule toute son histoire_ à vrai dire, il s'agit surtout d'une galerie de portraits_ dans un espace clos, n'est pas un roman sur la médisance, la circulation des commérages et la pression du groupe. Cette colline n'est en rien un microcosme étouffant et chacun vit sa vie à sa manière, plutôt cocasse pour certains, à moins que ce ne soit une manière habile de déjouer la solitude. Autant prévenir le lecteur, il faut quand même accepter d'être embarqué dans un univers assez déjanté pour apprécier la lecture de ce livre. D'ailleurs, la plupart des protagonistes regardent régulièrement leurs mains pour vérifier s'ils se trouvent ou non dans le domaine onirique.
Vous aurez droit à de nombreuses descriptions des effets secondaires des médicaments par Nico, le préparateur en pharmacie (qui se déplace volontiers à domicile) quand vous n'aurez pas le compte-rendu de ses progrès à la piscine (sachant à peine nager, il ambitionne la traversée d'un détroit). Ensuite, vous découvrirez l'anarchique tournée du facteur Anibal, agrémentée d'un répertoire de chansons, dont les erreurs de distribution génèrent, de facto, du lien social. Vous aiderez peut-être Teresa, la dactylo à domicile, à attraper ses trois intrépides chiens qui visitent tous les jardins du voisinage. Vous rendrez visite à Mayu qui a bien besoin de soutien et de souffler un peu depuis qu'elle prend en charge son vieux père atteint d'Alzheimer, Monsieur Taniguchi (une histoire incroyable, lui aussi, il fait partie de ces soldats japonais n'ayant jamais accepté la reddition nippone en 1945 et ayant combattu encore 30 ans dans des jungles inextricables). Il vous restera encore à rencontrer Iolanda, qui croit à peu près en tout et écouter Mariana, l'anthropologue, vous raconter ses histoires d'Inuits, peut-être parce qu'elle n'a personne d'autre avec qui les partager vraiment.
Au cas où on se lasserait de cette galerie de portraits pourtant fort animée, l'auteure a prévu une intrigue d'ordre policier mais elle n'influence pas véritablement la tonalité générale du livre qui se propose, dans l'ensemble, d'aborder des thèmes difficiles d'une manière qui peut sembler légère mais qui pointe du doigt, sans leçon, des solitudes plus ou moins discrètes rendant indispensables la mise en oeuvre de solidarités humaines, fussent-elles un peu envahissantes parfois. 

mercredi 23 décembre 2015

Blogger Recognition award...et bon anniversaire mon blog !

 Mode d'emploi du BLOGGER RECOGNITION AWARD... façon carte mentale
http://delphine-olympe.blogspot.fr/2015/12/blogger-recognition-award.html

1) Je remercie Delphine du blog La Bibliothèque de Delphine-Olympe qui m'a décerné ce prix. Cela m'a fait très plaisir surtout que mon blog a tout juste un an !
Je ne suis pas très impliquée dans la blogosphère littéraire (lire et écrire des billets, ça prend déjà tellement de temps...) mais je parcours régulièrement quelques blogs et celui de Delphine fait partie de ceux que j'ai classés dans "ma sérendipité numérique". Je dirai simplement que j'aime la façon dont elle parle des livres car elle le fait avec une grande qualité d'écriture qui me laisse souvent admirative et en proposant une analyse équilibrée avec une part de solide connaissance littéraire et une part d'humanité, de générosité bien manifeste.

2) L'histoire de mon blog... Au départ, je n'avais pas prévu d'ouvrir un blog. Disons que je suis assez volubile en général et notamment quand il s'agit de mes lectures (ceci explique aussi le choix de mon pseudo). Mais le mieux étant de pouvoir parler de lectures communes, j'ai décidé de prêter une partie de mes livres (deuxième raison, ma bibliothèque est pleine à craquer). J'ai donc organisé un système de prêt de livres sur mon lieu de travail. L'idée a plu et d'autres collègues ont aussi amené des livres. Tout cela a démarré juste avant les grandes vacances de l'année dernière et, pour que mes collègues choisissent un livre en toute connaissance de cause, j'ai commencé à rédiger des billets, beaucoup plus petits que ceux que je rédige aujourd'hui et qui étaient surtout des résumés, en fait. J'ai pris goût à cette écriture, j'ai un peu regardé sur la blogosphère comment les autres s'y prenaient pour parler des livres. En lisant, j'avais des phrases qui me venaient et que je prenais plaisir à améliorer pour leur trouver une musicalité particulière _je ne sais pas si j'y arrive mais j'essaie ;-) _ pour placer des mots que l'on emploie plus trop aussi, bref, un vrai plaisir de création. Je me suis vite retrouvée avec des pages et des pages en traitement de texte, à imprimer...pas très pratique ! C'est là que j'ai opté pour le blog. Après un premier essai sur une plateforme qui a vite été envahie de pubs (ça, je ne supporte pas), j'ai opté pour cette formule, en ayant bien conscience de ses insuffisances techniques. Mais c'est mon univers, l'arrière plan, ce sont mes carnets...la police de caractères pour les billets n'est pas toujours la même mais j'ai renoncé à l'uniformiser, la cohérence d'accord mais avant tout la liberté ! Et puis, je ne veux pas que la forme prenne le pas sur le fond.
Je n'ai pas de page facebook associée à ce blog, c'est un choix qui limite la visibilité et sans doute l’interactivité mais l'écriture des réseaux sociaux ne me convient pas.
Je me suis emparée du logo de Mior, le slow blogging car je publie à un rythme complètement anarchique au gré de mes disponibilités (et je suis longue pour rédiger un billet !).
Je refuse aussi que mon parcours de lecture soit inféodé à ce blog. C'est parce que je lis que j'écris et je souhaite que ça continue à fonctionner dans ce sens là donc je ne choisis pas mes livres en fonction de ce qui peut être "bien" pour le blog. Parfois, je me dis que mes billets ne vont intéresser personne parce que j'ai choisi un livre qui ne fait pas ou plus parler de lui mais bon...
Il m'arrive d'être tentée par l'écriture d'un billet d'humeur mais pour le moment, je n'ose pas et puis d'autres ont tellement de talent pour cela... J'essaierai peut-être l'écriture sur les habitudes de lecteur/lectrice, la manière de choisir les livres, le rapport à l'objet livre...
Bon, allez, je passe à la consigne suivante, on a dit "en quelques lignes", l'histoire du blog ! Quand je vous dis que je suis volubile...

3) Quelques conseils aux blogueurs débutants...Oui, alors là, après un an de blog, on ne peut pas dire que je sois très expérimentée mais essayons tout de même. D'abord, ne pas chercher à imiter les autres car ce qui fait la richesse de la blogosphère, notamment littéraire, c'est bien sa diversité qui témoigne de la grande liberté des blogueurs. Je dirai aussi, mais pour le coup, chacun fera comme il l'entend, ne pas chercher à standardiser ses billets sur un modèle précis. J'aime sentir la liberté d'écriture derrière un billet. Bien sûr, argumenter un peu son propos parce que balancer de grandes affirmations sans essayer de convaincre, je trouve ça un peu gratuit.
Un autre aspect important pour moi, c'est l'honnêteté du propos. Quand on voit le travail que représente l'écriture d'un livre, je trouve que l'on doit bien ça aux auteurs. Il m'arrive bien sûr de trouver un livre, mauvais dans sa globalité mais si je peux trouver un seul élément positif, je n'oublie pas de le dire. Alors oui,  mes billets sont souvent longs, avec des parenthèses, des "parfois", des "peut-être", des "il me semble", ce n'est pas très cinglant, on ne me lit peut-être pas jusqu'au bout mais cette honnêteté (qui confine certes à la bienveillance) est un critère que j'ai défini comme une priorité. Donc, dans les conseils, j'ajouterai, définir ses priorités.

4) Les blogs à qui je souhaite donner ce prix...
Je le donnerai volontiers à Galéa du blog Sous les galets car j'adore lire tout ce qu'elle écrit mais je pense qu'elle a déjà répondu maintes fois à ce genre de sollicitation et qu'elle va passer son tour ce que je comprends fort bien.
Je le donne à Alphonsine du blog La bibliothèque d'Alphonsine, un blog très complet et qui propose la participation à des ateliers d'écriture !
Je le décerne aussi à La petite voix pour l'originalité de ses chroniques sous forme de vidéos !

5) Je prends mon porte-voix numérique pour les prévenir...


L'affaire Lolita de Pénélope Fitzgerald

Une histoire de libraire, peu importe où et quand, voilà qui aurait dû ou pu me plaire. Les ingrédients sont nombreux et riches, une histoire de livres donc, un microcosme social, des mentalités confinées au périmètre de la bourgade, (Hardborough dans le Suffolk), une période, celle de la fin des années 50 coincée entre passé et modernité, un personnage principal, elle-même entre deux âges. 
Le ressort de l'histoire est assez facile à résumer : Florence Green, une veuve encore jeune, acquiert une très vieille propriété, The Old House, inhabitée et hantée, pour la transformer en librairie, service (non, je n'ai pas envie de dire "commerce") dont la petite ville est dépourvue. A priori, on ne voit pas trop quels obstacles elle pourrait rencontrer étant donné qu'elle dispose du capital nécessaire et d'une expérience professionnelle, si ce n'est identique mais pour le moins, proche. Et pourtant elle rencontre des oppositions puisqu'une dame patronnesse toute puissante a prévu un autre projet pour cette vieille bâtisse qui finalement suscite encore l'intérêt. Entre Florence, l'insignifiante mais déterminée et Violet, l'influente pas spécialement bien intentionnée, je m'attendais à des joutes acharnées mais j'ai davantage eu la sensation des escarmouches et de l'esquive. Pendant toute la lecture, j'ai eu un sentiment de mise à distance comme si les personnages, y compris Florence, ne s'impliquait pas complètement dans leur histoire. La structure des phrases et notamment la juxtaposition de certains groupes de mots m'ont parfois perturbée par leur manque de fluidité.
 Finalement, les personnages que j'ai trouvé les plus attachants et les plus aboutis psychologiquement sont le vieux Mr. Brundish, allié inattendu de Florence et la jeune et dégourdie, Christine Gipping, employée à la librairie après l'école dont le franc-parler balaie d' un vent de fraicheur des attitudes trop souvent mesquines. 
Quant au (nouveau) titre de ce livre, initialement appelé La libraire, réglons-lui son affaire. Quel intérêt de donner un titre qui se veut sans doute plus accrocheur (d'accord, c'est l'une des missions d'un titre) si celui-ci ne correspond en fait qu'à une toute petite partie de l'histoire ? Le lecteur ne s'y retrouve pas et se sent même limite floué. Ce n'est pas la vente du célèbre roman, Lolita de Nabokov qui met en difficulté Florence Green. Au contraire, le sulfureux suscite l'intérêt et notre libraire réalise un substantiel bénéfice. Son adversaire saisit certes le prétexte des mouvements de foule devant The Old House pour alerter la police mais tout ceci ne pèse pas bien lourd. Voilà donc toute l'affaire Lolita de ce roman même si la maison d'édition s'emploie à en gonfler l'importance. De l'accueil réel du roman en 1959, nous n'apprendrons pas grand chose. Frustrant.
Reste le tableau social qui n'est pas inintéressant lorsqu'il décrit les influences conquises puis piétinées, par la force du ressac où s'agrègent toutes les médisances.


mardi 22 décembre 2015

Bérénice 34-44 de Isabelle Stibbe

On pourrait croire, selon moi, à tort, qu'il est plus aisé pour un écrivain de choisir un univers qui le passionne. Si l'inspiration, certes, ne fait alors pas défaut, il n'en reste pas moins que l'auteur doit veiller à ne pas étouffer son lecteur avec cette nourriture presque trop abondante. Il faut convaincre et non gaver (sans jeu de mots, je reste sur ma (tentative) de métaphore). 
En s'emparant d'un sujet comme l'amour du théâtre qui, à en juger par son parcours professionnel _ elle est actuellement secrétaire de l'Athénée Théâtre Louis Jouvet_ l'intéresse au plus haut point, Isabelle Stibbe aurait pu être assommante par excès de lyrisme (le sujet s'y prête tellement !) ou de valeurs imposées. Mais elle n'est pas tombée dans le piège, ce qui constitue une belle prouesse pour un premier roman, surtout quand il fait 350 pages. 
La vocation absolue de Bérénice pour le théâtre est présentée de manière maîtrisée avec une montée en puissance qui invite le lecteur à se joindre progressivement au cercle que l'auteur forme avec son sujet d'inspiration et l’héroïne qui l'incarne.
Cela commence par une conviction naïve et mal dégrossie d'une enfant de 8 ans, dont le père, émigré juif de Russie a choisi le prénom par amour de la langue française. Six ans plus tard, l'enfant est devenue une adolescente à la détermination farouche, prête à se mettre en rupture avec sa propre famille pour tenter le concours d'entrée au Conservatoire et qui décide d'acter sa décision, dans un désir têtu de congruence. Une protectrice inespérée lui sert de prête-nom : De Lignières, en voilà une belle consonance pour les affiches ! Elle a cependant tout à apprendre et trouvera en Jouvet, un maître exigeant tout autant que novateur et qui prend parfois plaisir à se moquer de son amour pour cette vieille maison qu'est la Comédie-Française car Bérénice n'en démord pas, c'est dans ce velours là qu'elle veut jouer. Venant de loin, il lui faut la légitimité de la maison de Molière, cette institution pourtant un peu poussiéreuse au milieu des années 30 où les sociétaires sûrs de leurs "emplois" (terme de théâtre) bloquent souvent les velléités de modernisation de l'administrateur général. L'auteure est parfaitement documentée sur l'histoire de la maison, se basant notamment sur les rapports précis établis par Jean Knauf pour les saisons allant de 1938 à 1943 (en lecture sur le site de la Comédie-Française).
Bérénice qui ne vit que par et pour le théâtre (un peu aussi pour son homme, un musicien allemand exilé pour cause de convictions anti-nazies), qui passe du statut de pensionnaire à celui de sociétaire en un temps record,  se préoccupe assez peu de la guerre que l'on devine imminente. Pourtant, dès 1939, elle est bien obligée d'être en prise avec la réalité. C'est d'abord son homme qui est arrêté, suspect parce qu'Allemand puis, en 1940, avec la défaite et la situation d'Occupation, c'est elle-même qui est menacée. La Comédie-Française, symbole par excellence de culture fait l'objet de toutes les attentions des services de propagande allemande et le nouvel administrateur général est prié de donner les noms des membres juifs de la troupe. La délation fait craquer le vernis de sa nouvelle identité de comédienne, Bérénice de Lignières s'efface et laisse réapparaître Bérénice Kapelouchnik, fille de Moïshe, émigré juif russe ayant fui les pogromes, engagé volontaire en 1914 pour servir la France. Cette judéité qu'elle a reniée car rien ne devait venir s'intercaler entre elle et son désir de théâtre lui revient en fait comme la seule identité possible. Pourtant, elle ne se soumet pas au recensement pas plus qu' au port de l'étoile jaune, refusant d'accréditer des lois qu'elle estime iniques, refusant de quitter la France pour rejoindre son mari en Espagne, refusant la défaite tout simplement et choisissant, avec d'autres, les formes de combat possible, faisant sienne à nouveau la devise de la vieille maison, "Simul et singulis", "être ensemble et être soi-même". On la savait déterminée et volontaire, on va la découvrir courageuse voire héroïque. Elle est magnifique, portée par une écriture qui l'est tout autant mais ce n'est pas un rôle cette fois et personne, exceptés les lecteurs de cette histoire, ne viendra l'applaudir.

vendredi 4 décembre 2015

Caprice de la reine de Jean Echenoz

Jean Echenoz est un virtuose de l'axe syntagmatique. Il peut se lancer dans des phrases longues,
  complexes, qui plus est, descriptives, les combiner à l'envi et rien ne paraît pesant ou bancal. En plus, il sait ajouter une touche suffisante de facétie (j'ai hésité à écrire "ironie discrète") pour que le lecteur ne soit pas seulement pantois d'admiration devant tant de technicité ce qui pourrait éventuellement créer un peu de distance avec le texte. 
Qui n'a jamais eu envie de lire un livre juste pour la beauté de son écriture et ce, peu importe (ou presque) le propos ? Pour cela, nous connaissons tous quelques valeurs sûres. Désirant lire un ouvrage des Editions de Minuit (dont je ne peux me lasser d'admirer la naissance toute clandestine), je découvre un auteur qui fabrique ses phrases comme je les aime, un collier de perles dont on pourrait croire à tort qu'elles sont interchangeables et dont la plus belle des mises en valeur procède d'un travail précis qui a la délicatesse de se faire oublier. 
Cohérence oblige, la maison d'édition a cherché une thématique commune à ces récits écrits pour des occasions différentes. Ils nous emmèneront de lieu en lieu, nous affirme-t-on en 4ème de couverture. Oui, pourquoi pas... (historique et géographique alors le parcours). Pour ma part, ils auraient pu tout aussi bien mettre : "lisez quelques phrases et vous vous régalerez".

lundi 30 novembre 2015

78 de Sébastien Rongier

Cette couverture comporte une figure cachée...
Comment passer à côté d'un livre dont on perçoit pourtant les qualités ? Sans doute en ne comprenant pas assez vite l'intention de l'auteur, en l’occurrence sa démarche narrative. Pour autant, je reconnais qu'elle est travaillée voire esthétique mais la difficulté à cerner qui est le narrateur, les changements de points de vue, la recherche d’abstraction ou de distanciation (je ne sais pas trop comment dire) n'ont pas permis que je crée facilement du lien avec cette histoire et ces personnages.
Je pense que j'ai associé à ce livre une attente, un présupposé qui ne s'est pas révélé exact et qui m'a un peu déstabilisée. Je ne m'attendais pas à un propos populaire sous le prétexte que l'histoire se déroule dans une brasserie mais peut-être avais-je envie d'une forme de fluidité, de rapport d’évidence avec le texte qui ne m'aurait pas demandé d'effort. Résultat, le temps que j'accepte cet effort, la moitié du livre était passée.
Mais de quoi parle ce roman ? 78 fait référence à l'année dans laquelle s'inscrit cette histoire (la couverture orange à gros damiers nous donnait, par sa couleur, une orientation vers les années 70...). Mais le temps est en fait plus resserré car tout le propos se déroule au cours d'une seule soirée. Unité de temps et unité de lieu : on ne sortira pas de la brasserie. Enfin, si, quelqu'un en sortira pour ne pas en revenir alors que ce n'était pas trop prévu, étant donné qu'il laisse son garçon derrière lui (observez bien la couverture du livre...) abandonné sur une banquette au fond de la salle. L'enfant sirote son verre de menthe et joue avec ses Bidibules pour tromper l'attente. Il a compris. Il observe la salle de cette brasserie de Sens, presque familière voire rassurante pour lui qui s'est trop souvent endormi sur des banquettes de boîtes de nuit où on l'avait embarqué.
Il observe et que voit-il ? D'abord, les allées et venues entre les rangées de Patrick, le serveur. C'est qu'il bosse dur, la soirée se gagne surtout aux pourboires. Il faut assurer l'avenir du petit qui s'annonce. Plus tranquille, attablé devant un kir et un journal, Honoré, 70 ans caresse le souvenir de sa chienne Pupuce sous la table. Il maugrée contre tout. Lâche dans sa jeunesse, Honoré est devenu un vieillard aigri et résigné. Résignée, c'est justement ce que ne veut pas devenir Christelle, avec l'espoir en elle de ses 18 ans. Non, elle n'épousera pas l'apprenti de son père et ne deviendra pas la femme du boucher, fière de son pas-de-porte. Elle ne méprise pas ses parents commerçants mais elle a goûté aux livres et veut étudier. Une autre femme attend dans la brasserie devant un livre justement. C'est un livre compagnon qui remplace l'amant qui ne viendra pas. Elle guette la porte pourtant, prolongeant l'illusion. Un autre est aux aguets, c'est Max, le patron. Derrière son zinc, il surveille le groupe d'extrémistes qui veut l'enrôler sous prétexte qu'il a fait l'Algérie. En cuisine, Mohamed, hanté par le souvenir d'octobre 1961, s'affaire. Il se sent protégé dans cette pièce qui est son domaine réservé.
Tout en se figeant dans un temps circonscrit et un espace clos, ce roman capte des facettes multiples : échantillons de société, enjeux en gestation ou en mutation, interface entre deux époques. Le propos est ambitieux et intéressant. Quant à l'écriture, il faudra accepter de se laisser un peu dérouter.

samedi 28 novembre 2015

Un goût de cannelle et d'espoir de Sarah McCoy

Je remercie la personne qui m'a prêté ce livre.

En plus de satisfaire notre appétence de mots et d'histoires, certains romans proposent parfois de manière délicate, un parcours sensitif à leurs lecteurs. Visuel, musical (Baricco est particulièrement doué en la matière), tactile (à commencer par cette sensation du grain de la page sous les doigts...) mais plus rarement, me semble-t-il, olfactif. C'est le cas de ce livre dont l'identité en matière de saveurs et d'odeurs est très marquée (repérable dès le titre) et sert de lien entre les deux temporalités retenues. Le cadre s'y prête particulièrement puisqu'il s'agit d'une boulangerie ou plutôt d'une Bäckerei, ce qui, vous l'aurez compris, nous emmène de l'autre côté du Rhin. 
Les temps sont difficiles pour la famille d'Elsie Schmidt en cet été 1944. Il faut faire tourner la boulangerie en dépit de la pénurie quotidienne. Mais ce dont souffre le plus Elsie, c'est d'être éloignée de sa sœur aînée, Hazel, partie rejoindre le Lebensborn après être devenue mère célibataire, avec pour mission d'enfanter pour la patrie. A tout juste 16 ans, Elsie semble être la fiancée toute désignée de Josef Hub, un officier qui s'est étonnement rapproché de la famille et qui lui offre sa protection. La jeune fille n'ose pas avouer à ses parents que cet homme certes correct mais plus âgé qu'elle ne lui inspire aucun sentiment amoureux.
Elsie ne se pose guère de questions sur le sort réservé aux Juifs jusqu'à ce que des circonstances très particulières la mettent en présence de Tobias, un enfant de 6 ans et l'amènent à faire un choix décisif. Oui, elle lui viendra en aide comme il l'a fait pour elle. 
Bond dans le temps et dans l'espace : 2007, El Paso au Texas, la journaliste Reba Adams  doit rédiger un article sur la diversité des coutumes de Noël et elle compte bien sur l'interview d'Elsie Schmidt-Meriwether, propriétaire d'une boulangerie allemande, pour agrémenter son papier des traditions de ce pays. Mais c'est une tout autre histoire que va alors lui raconter, Elsie. 
Dans l'odeur de la boulangerie, Reba se sent bien, comme protégée. Elle aime écouter Elsie (alors âgée de 79 ans mais toujours au travail) et discuter avec Jane, sa fille, autour de délicieux Lebkuchen ou Brötchen. Les deux femmes lui rappellent sa mère et sa sœur qu'elle a laissées en Virginie pour se lancer dans une carrière de journaliste et surtout fuir une histoire familiale douloureuse. Elle aussi doit faire un choix, concrétiser ou non la demande en mariage de son petit-ami, Riki mais le passé la hante et l'empêche d'aller de l'avant. 
L'auteur alterne les deux histoires, celle d'Elsie, jeune fille et celle de Reba au gré des chapitres ce qui donne une certaine vivacité dans le rythme. S'y ajoutent également les lettres de Hazel depuis le Lebensborn. J'aurais aimé que l'histoire d'Hazel, qui ne se contente pas de son rôle de génitrice aryenne, soit davantage développée dans le livre. A vrai dire, cela m'a bien plus interpellée que les hésitations de Reba. J'étais pressée de retrouver les chapitres qui se déroulent pendant la seconde guerre mondiale. Pour moi, cette histoire était suffisante par son intensité pour nourrir le roman. Du coup, le reste m'a semblé un peu "en trop". 
Malgré cette réserve, j'ai vraiment apprécié cette lecture. Je ne dirai pas qu'il s'agit d'une belle histoire mais d'une histoire forte proposant un parcours de femmes courageuses, amenées à faire des choix et qui vont se fier à la vérité de leurs sentiments et s'y tenir quelque soit le danger, par goût de l'espoir.

vendredi 30 octobre 2015

Matin brun de Franck Pavloff



Liberté ou sécurité ? Qu'est-ce qui pèse le plus lourd sur les plateaux de la balance ? A partir de quand accepte-t-on de perdre l'une, même en partie, pour préserver l'autre ? Acceptation ou abdication ? Renoncement ou lâcheté ? Face à ce dilemme, je me garderai bien de juger de manière catégorique et péremptoire, moi qui n'ai connu qu'un pays en paix, démocratique de surcroît et qui suis fascinée par les formes de résistance à l'oppression, n'ayant pas de certitude, autre que théorique, sur les choix que j'aurais été capable de faire.
En seulement 11 pages, Franck Pavloff pointe du doigt, d'une manière faussement naïve,  à quel aboutissement logique mènent les compromissions quotidiennes. Elles paraissent relativement insignifiantes au départ, disons que l'on s'en accommode avec tout de même un sentiment de malaise qui devrait agir comme un signal d'alerte mais on préfère ne pas l'entendre pour préserver son confort. Pire, on va jusqu'à trouver des justifications, sans doute pour s'excuser soi-même de cette lâcheté initiale qui en annonce d'autres. Ce "on", c'est Charlie et son copain, le narrateur, mais l'auteur les a rendus volontairement ordinaires pour permettre l'identification.
Pourtant, à bien y regarder, sous l'allure d'une fable ou plus précisément d'un apologue (Merci Eleusis), Franck Pavloff démarre sa démonstration avec une forme évidente de cruauté, celle de l'euthanasie forcée des chiens et chats qui ne sont pas de la couleur du régime, le brun. Euthanasie qui rappelle des pratiques abjectes d'eugénisme qui n'ont d'ailleurs malheureusement pas concerné que les régimes totalitaires les plus tristement connus du XXème siècle.
Puis, très vite, ce sont les moyens de communication et d'édition qui vont être "brunisés" car il est évident que l'accès à l'information ou à la culture reste un rempart solide contre la privation de libertés et la pierre aiguë du jugement critique.
En tout cas, moi je connais une soixantaine de têtes brunes, blondes, châtains, rousses qui vont bientôt le lire et je l'espère, affuter leur sens critique et nourrir leur réflexion...


Merci à ma copine C-M. qui, au cours de cet après-midi d'octobre, en plus de m'apprendre à faire la pâte de coing, m'a aussi conseillé la lecture de cet excellent petit livre. 

Et pour lire l'avis d'Alphonsine sur ce livre, c'est ici

lundi 26 octobre 2015

Papa, tu es fou de William Saroyan



Quand on n'a plus le sien, il n'est pas facile de se tourner vers un livre qui met autant en avant le mot "papa". Cependant, il arrive que l'enthousiasme d'un libraire soit suffisamment fort et sincère pour que l'on n'ait plus peur de ce genre de mise en exergue.  Pour cette critique, j'ai presque eu envie de me contenter d'écrire "c'est beau", "c'est beau et positif". Cependant, comme la beauté d'un texte a mille manières pour se manifester, je me suis dit qu'il fallait développer un peu.

L'histoire n'est pas très compliquée. Nous sommes dans les années 50 en Californie. Un garçon de 10 ans va aller vivre quelques temps avec son père. Le papa est écrivain mais n'a pas le sou. Sans cacher sa situation à son fils, il va s'arranger pour que le quotidien, nécessairement fait de peu sur le plan matériel, ne soit jamais pénible, bien au contraire. C'est un papa imaginatif qui invente des recettes  avec tout ce qu'il trouve dans les placards et leur donne des noms fabuleux comme "le riz de l'écrivain". C'est un papa qui prend le temps de jouer avec son fils, avec des cartes, avec des mots, de courir avec lui sur la plage et de lui montrer les trésors de l'Océan. Le petit garçon pose beaucoup de questions et le papa répond toujours, de la façon la plus honnête possible, une merveille de réponse,  pleine d'optimisme, de sensibilité ou de poésie. Le petit garçon n'aime pas l'école et le papa fait ce qu'il peut pour le convaincre que si, il l'aime quand même un peu, sans s'en rendre compte. Pourtant, on devine combien la compagnie de ce papa créatif et positif doit être plus attrayante.

Oui, c'est vrai, il est peut-être un peu fou, pas très raisonnable en tout cas, quand il accepte de faire 900 km pour aller à Half Moon Bay et de dépenser ainsi leurs maigres économies, tout ça parce que son fils trouve le nom joli.

Mais l'éducation n'est pas qu'affaire de contingences matérielles, fort heureusement et celle que propose William Saroyan (il s'agit de lui) à son fils Aram est riche des valeurs humanistes et de l'amour de la vie qu'il s'efforce de lui transmettre. Apprendre à regarder différemment, s'enthousiasmer de tout, essayer de faire du mieux que l'on peut, poser des questions, chercher à comprendre, autant de moteurs qui font que chaque journée passée est à elle seule une histoire, chaque individu, un écrivain. Ensuite, c'est juste une affaire de mots à trouver, ou pas. 
Un roman qui a l’air minimaliste par son histoire simple, son format, son vocabulaire (c’est un enfant qui parle) mais qui ne l’est pas du tout en fait car il vient souligner des réflexions fondamentales. Rien n’est appuyé mais tout paraît essentiel ou plutôt l’essentiel se dégage comme un magnifique haut-relief finement ciselé et j'en ai juste été béate d'admiration. Oui, c'est ça en fait, j'ai admiré cet essentiel magnifié, j'ai apprécié, cessé d'analyser et ce sentiment au fil de ma lecture m'a dorlotée. Même à l'âge adulte, ça fait du bien.

 A mon père, qui serait sans doute tout étonné que sa petite dernière ait déjà cet âge là. 

dimanche 25 octobre 2015

Gibier d'élevage de Kenzaburô Ôé

Connaissez-vous le prix Akutagawa ?
Pour ma part, je ne connais son existence que depuis quelques jours, depuis que mon libraire m'a orientée vers ce livre de Kenzaburô Ôé (découverte de l'auteur également).
C'est l'équivalent du prix Goncourt au Japon. L'auteur l'a reçu pour Gibier d'élevage en 1958. Un livre qui avec moins de 100 pages ressemble presque à une nouvelle, ce qui m'a amené à me demander si le Goncourt avait déjà récompensé un livre de format court. Quantité ne fait pas qualité, c'est certain mais bon, je m'interroge...
Je ne lis que très rarement des livres d'auteurs asiatiques car je crains de ne pas avoir les références culturelles pour les comprendre. Ce n'est pas le cas avec celui-ci qui aborde des thèmes assez universels et notamment celui de la différence, de l'altérité.
Le récit se déroule au Japon au cours de la Seconde guerre mondiale. La guerre semble lointaine pour les habitants de ce "village de défricheurs" perdu dans la montagne, coupé de la ville par des chemins devenus impraticables en raison de pluies torrentielles. L'école a été fermée, les enfants s'ennuient tandis que les parents s'occupent des champs ou partent chasser comme le père du personnage principal dont on ne saura pas le nom. On comprend qu'il est entre l'enfance et l'adolescence et qu'il doit veiller sur son frère plus jeune pendant les longues journées de chasse du père. Il doit aussi s'affirmer face à Bec-de-Lièvre, un petit dur qui impose sa loi à tous les enfants. 
Un jour, un avion américain atterrit dans la montagne et les hommes du village partent à la recherche de l'équipage ennemi. Ils reviennent avec un seul captif, un soldat américain à la peau noire. Les villageois ne savent que faire de ce prisonnier. Un fonctionnaire de la ville, contacté avec difficulté explique qu'il faut attendre les ordres de la préfecture. Les enfants sont effrayés par cet homme si différent, les adultes, quant à eux ne sont guère rassurés mais il faut cependant veiller à son approvisionnement. C'est finalement au fils du chasseur que l'on confie cette mission, le prisonnier étant enfermé dans la cave de la resserre communautaire où sa famille et lui habitent. Avec les jours qui passent, la mission d'abord sous surveillance des adultes devient le monopole des enfants, notre héros, son jeune frère et l'inévitable Bec-de-Lièvre qui monnaye ferme l'accès au soupirail permettant d'apercevoir le captif, véritable sujet de curiosité, de peur et de fascination pour les enfants. Sans méchanceté particulière (du moins, le considèrent-ils ainsi), les enfants le traitent comme un animal (oui, je me doute que ça peut choquer mais ils emploient le même terme pour les citadins), un animal superbe qu'il faut apprivoiser. Dis comme ça, c'est un peu réducteur. Pourtant, le titre interpelle bien sur une forme d'animalité mais peut-être est-ce une manière pour ces enfants naïfs et frustres de gérer l'altérité, de l'apprivoiser pour en avoir moins peur ? C'est certainement extrêmement maladroit mais pour autant la vraie cruauté ne viendra pas d'eux.
Un récit qui questionne assez habilement des thèmes nombreux comme ceux de l'humanité ou de la bestialité, de la différence, du racisme, des rapports de confiance ou de défiance et qui fait aussi la part belle à l'évocation des sens. Pas bien volumineux mais assez ambitieux en somme.

vendredi 23 octobre 2015

Les maîtres du printemps de Isabelle Stibbe


Posé sur un pull couleur acier
qui, malgré son air tricoté, donne une allure de
chevalier, cet opus orangé rappelle
de justes causes à mener.
Je ne me doutais pas en m'emparant* de ce livre couleur safran, maison d'édition oblige, je suppose, en le choisissant justement pour son orangé qui invariablement chez moi ravive le doux souvenir d'un célèbre dinosaure télévisuel (tant pis, j'assume), je ne me doutais pas, disais-je, à sa couverture soyeuse et à son titre fleuri (tiré d'une magnifique citation de Pablo Neruda) que l'auteure allait proposer de nous plonger à l'opposé du doux, du soyeux et du fleuri, dans un univers d’acier, de bruit, d’incandescence et de métal en fusion, le tout avec un arrière-plan de crise et de lutte ouvrière.
 En Moselle, la vallée de la Fensch déroule ses usines sidérurgiques et ses menaces de fermeture. Des logiques financières de grands groupes sont à l’œuvre, dépassant complètement voire méprisant la volonté farouche de centaines d’ouvriers de maintenir l'activité du dernier haut-fourneau d’Aublange, la volonté de poursuivre un métier qui avait été garanti à vie aux générations précédentes, récompense attendue, telle un accord tacite inoxydable pour prix de la dureté et du danger. Des logiques qui font fi d’une rentabilité pourtant immédiate et d’une demande mondiale évidente sur l’acier. Derrière l'histoire d'Aublange, c'est celle, réelle, mouvementée, douloureuse de Florange (son usine, son projet de nationalisation temporaire, sa loi du même nom) qui nourrit l'inspiration de l'auteure. 
Trois hommes vont se retrouver au cœur de la lutte et donner une dimension chorale au roman.
Pierre Artigas, fils d’immigrés espagnols venus tenter leur chance en Lorraine à l’époque où elle embauchait, est tombé amoureux du métier à la minute où il a assisté au spectacle de la fonte en fusion (le lecteur aussi est fasciné tant l'auteure sait magnifiquement le décrire et le faire partager). D’abord ouvrier « par défaut », pour cause d’ascenseur social bloqué,  Pierre s’est efforcé de devenir un excellent fondeur, fier de ses gestes et de son expérience, conscient du savoir-faire hérité. Le syndicalisme est une affaire de famille chez les Artigas (parfois payée au prix fort). Lorsque la menace de fermeture de l’usine à chaud se concrétise, Pierre s’implique sans compter pour l’empêcher. Avec sa bouille charismatique et son verbe haut, il devient vite le chouchou des médias tout autant qu’un symbole. C’est l’ouvrier qui refuse de se soumettre tandis qu’Aublange et son avenir incertain font figure de miroir du déclin industriel français.
Daniel Longueville, fils d’ouvriers lui aussi mais pas spécialement fier de l’être. A eu très vite la volonté chevillée au corps de s’extirper de son milieu, est devenu avocat d’affaires puis est entré dans la carrière politique : député, ministre et ne compte pas s’arrêter là. A le verbe haut lui aussi mais ne le met pas au service des mêmes causes. Vivait assez bien son statut de transfuge social (pour employer un terme cher à Annie Ernaux) jusqu'à ce que le dossier Aublange et ses enjeux lui rappellent que dignité ouvrière ne forme pas un oxymore. 
Max Oberlé, sculpteur coté dont les œuvres monumentales sont commandées par les salles d'exposition les plus prestigieuses. Issu de la grande bourgeoisie, il n'a jamais eu à se préoccuper du sort des ouvriers, a accompli son parcours professionnel en solitaire en rencontrant certes reconnaissance et notoriété mais sans jamais éprouver la joie de la fraternité, de l'appartenance au groupe et des "espoirs partagés". Âgé et malade, il est ému par le combat des "Aublanges" et aimerait que son Monumenta, tout en acier lorrain, témoigne de leur savoir-faire et serve leur cause. 
C'est avec une très belle qualité d'écriture qu'Isabelle Stibbe rend compte de l'âpreté de cette lutte et des enjeux humains qui lui sont attachés. Le vocabulaire est juste, pertinent, riche ; le style s'autorise quelques envolées lyriques ou musclées mais toujours bien dosées. L'auteure semble à l'aise dans la pugnacité (des réflexions bien senties sur les dommages du libéralisme et de la mondialisation) comme dans l'évocation poétique, presque nostalgique déjà d'un monde ouvrier appelé à se justifier d'exister encore. Mais l'on perçoit que, tel un chevalier, elle bataille justement contre une nostalgie possible qui signifierait que cette activité se conjugue au passé, activité qu'elle veut présente, réelle et non masquée par des parcs d'attraction ou des musées, des ouvriers qu'on laisse travailler, tout simplement. 

"Les parents, quand ils faisaient la grève, c'était pour des augmentations de salaire. Les fils, aujourd'hui, ils font la grève pour continuer à travailler. Chacun sent bien qu'ils sont au cœur de la contradiction : le travail à l'usine est toujours vécu comme une aliénation. Or ce travail, c'est ce qui les rend dignes."

"Le soleil s'y levait à l'ouest, c'est du moins ce que croyaient les gamins qui de leur chambre observaient la coulée rougir le ciel, chaque matin, à travers les volets. Heures fascinantes passées à la fenêtre, yeux écarquillés sur l'aube incandescente nimbant cette masse puissante et bruyante : l'usine tournant à plein régime. Les hauts-fourneaux étaient leur cosmogonie. C'était Orion et les Pléiades, Sirius et Andromède. C'était les astres et les globes, les feux et les cieux, les comètes, les volcans, les éclairs convulsifs. Le monde battait au rythme de ce Titan, géant vorace avalant à grandes goulées minerai de fer et charbon qu'il régurgitait en flots de fonte et de laitier. Quel festin, quelle fournaise, quel fracas !"


http://souslesgalets.blogspot.fr/2015/09/non-challenge-de-pepites-2015-2016-coup.html#comment-form
Lecture que j'inscris en pépite pour ma première participation au non-challenge des pépites 2015-2016 chez Galéa !

*comment je l'ai obtenu ? (info à donner pour le non-challenge) : pour lever l'équivoque de "en m'emparant ", je précise que j'ai bien versé ma contribution financière comme pour tous mes livres sauf ceux qu'on me prête ou qu'on m'offre. 

samedi 10 octobre 2015

La septième fonction du langage de Laurent Binet


Tandis que je visualise l’ordonnée de l’axe paradigmatique m'offrant un choix de vocabulaire comme du linge mis à disposition dans les tiroirs d’un chiffonnier et que j’ordonne mes mots en abscisse sur l’axe syntagmatique en espérant que la locomotive soit assez puissante pour entraîner l’ensemble, je fais la liste de tout ce que ce livre m’a apporté. Il m’a intriguée, il m’a amusée, il m’a instruite. Autant dire que je me suis délectée sur presque 500 pages. Une intrigue de nature policière constitue le ressort principal du roman. Partant de cette hypothèse_ si Roland Barthes, le critique, le sémiologue n'avait pas été renversé accidentellement par une camionnette en 1980 ?_ l'auteur nous plonge dans une enquête dont les enjeux sont exacerbés par l'imminence de la campagne présidentielle. En effet, il apparaît vite que Barthes aurait eu en sa possession la septième fonction du langage, celle que Jakobson, dans ses Essais de linguistique générale n'aurait pas voulu révéler par crainte de l'immense pouvoir qu'elle procure à celui qui la maîtrise. 
Les milieux intellectuels de l'époque sont bien sur interpellés et c'est ainsi qu'entrent en scène des personnages tels que Foucault, Deleuze, Althusser et Derrida, les universitaires ainsi que le couple Kristeva-Sollers avec dans leur sillage, BHL (ces deux derniers étant particulièrement épinglés par Binet). Vu les enjeux de l'enquête, les milieux politiques sont également sur les rangs, Giscard, le Président en place (le premier dont j'ai des souvenirs, c'est sans doute fort naïf mais son prénom m'intriguait...), sérieusement menacé dans son renouvellement de mandat par l'éternel challenger, Mitterrand. Chacun peut bien sûr compter sur le soutien de son clan, côté pouvoir en place, les deux Michel , Poniatowski et d'Ornano, côté prétendant, un bataillon en rangs serrés composé de Fabius, Debray, Lang, Badinter, Moati et Attali. J'étais encore enfant à l'époque mais je me rappelle bien cette campagne présidentielle (Ah, le fameux débat télévisé !). C'est la première fois que j'ai eu une conscience politique (certes, largement influencée par celle de mes parents) et j'ai vu repasser tous ces noms avec une forme de nostalgie, marqueurs d'une époque où je commençais à percevoir le sérieux du monde des adultes. 
Ajoutons, côté intrigue, que le roman sort du cadre français (le pouvoir est un enjeu universel) pour aller faire un petit tour en Italie à la rencontre du brillant Umberto Eco et qu'un autre contexte tout aussi prégnant est abordé, celui du terrorisme politique de tous bords dont Bologne fut le témoin sanglant.
Mais il est temps de parler des protagonistes chargés de cette enquête compliquée (plusieurs services secrets s'en mêlent aussi...). Comme souvent, il s'agit d'un duo. Pas très original, d'accord mais efficace car l'auteur a su les choisir en jouant la carte des contraires.  Le commissaire Jacques Bayard, bon flic qui connaît ses limites, comprend qu'il n'évolue pas sur son terrain de chasse habituel  et qu'il lui faut une sorte de guide pour décrypter le langage (pour ne pas dire jargon) de tous ces intellectuels qu'il méprise un peu par ailleurs. Il le trouve en la personne d'un jeune doctorant, Simon Herzog embarqué pour raison d'Etat sur la piste des assassins de Barthes. Ils n'appartiennent pas à la même génération, n'ont pas spécialement les mêmes valeurs (l'un est un ancien de la guerre d'Algérie, l'autre, un intellectuel de gauche), ne s'apprêtent donc pas à glisser le même bulletin dans l'urne mais ces deux-là vont finir par s'apprécier et s'entraider. L'auteur construit progressivement leur amitié improbable sur un ton mi-paternaliste, mi-complice rehaussé de quelques saillies goguenardes, les deux compères prenant plaisir à se brocarder un peu (la joute oratoire est un fil directeur du roman). De manière générale, Laurent Binet adopte un ton moqueur, plus ou moins appuyé, pour dépeindre ces milieux politiques et intellectuels des années 80. Comme il ne s'embarrasse pas de changer les noms, on peut clairement identifier les membres de ce "tout petit monde" (pour emprunter une expression chère à un autre universitaire, David Lodge) et suivre leurs déconvenues. A certains moments, j'ai quand même eu la sensation que l'on était pas loin du règlement de comptes et qu'à une autre époque, tout ça aurait pu se solder par une rencontre à l'aube, au coin d'un pré. 
Si j'ai apprécié l' aspect enquête sur fond parfois caustique pour son petit côté page turner, ce n'est pourtant pas la raison qui m'a orienté vers ce livre. Je l'ai bel et bien choisi parce qu'il propose de triturer le langage (la lecture de Epépé de Ferenc Karinthy reste un de mes grands moments de lecture). J'ai adoré découvrir les pères fondateurs de la linguistique et de la sémiotique, Saussure et Jakobson, les 2 axes, les différentes fonctions, les pôles. J'ai trouvé Binet, pédagogue et habile dans sa présentation de cet échantillon de linguistique à tel point que j'ai presque regretté que mon parcours universitaire ne me l'ait pas proposé (tout en me disant qu'avec un mauvais prof, cela aurait été redoutable). Après la théorie, j'ai suivi avec intérêt, les travaux pratiques, les joutes oratoires du Logos club. Bon, c'est vrai, j'ai un peu décroché au moment du cours d'approfondissement, lors du colloque de Cornell. Je dois dire que la passe d'armes Derrida versus Austin représenté par son disciple Searle m'a laissée sur le côté mais, peu importe, avec illocutoire et perlocutoire, j'ai deux mots de plus à ranger dans le chiffonnier (ok, ils ne vont pas forcément servir souvent mais je préfère l'abondance à la pénurie).
Mais il est grand temps, après ce long trajet, de ranger la locomotive en gare car sinon je risque de vous embarquer au pays de la fonction phatique (explication p 146) ce qui ne serait pas franchement performatif. 

C'est l'excellent billet de Delphine-Olympe qui m' a permis de découvrir cette pépite !

lundi 28 septembre 2015

Le cercle des douze de Pablo de Santis



Je tente la métaphore mécanique, inspirée par la célèbre silhouette qui figure sur la couverture. Telle l'ascension (pedibus, bien sûr) de la Tour ne laissant voir, au cours de l'effort, qu'un entrelacs de poutres et de rivets, la lecture de ce Cercle des douze laisse une sensation d'avancée un peu laborieuse avant d'en arriver au dénouement, à la résolution de l'énigme, sauf que, dans mon cas, la vue panoramique promise est restée quelque peu brumeuse.
Le point fort de ce livre est sans nul doute le contexte qu'il puise dans l'Exposition universelle de 1889, devenue culte grâce à sa création emblématique, la Tour Eiffel. Construction incroyable et singulière, elle exerce un pouvoir d'attraction qui n'a pas échappé à la maison d'édition et a motivé le choix de la couverture. Si l'on ajoute qu'il s'agit d'une histoire de détectives donc d'énigmes, les ingrédients sont réunis pour intéresser le lecteur. Sauf que le lecteur a intérêt à être motivé pour aller jusqu'au dénouement. Il doit déjà supporter une première partie assez longue où d'emblée il faudrait croire que les détectives (du XIXème siècle) exercent de part le monde une forme de fascination au point de susciter la publication de revues, lues avec empressement par des sortes de fans. Cet enthousiasme plaqué m'a semblé quelque peu artificiel. L'histoire qui débute à Buenos Aires (l'auteur est argentin) nous est présentée par Sigmundo Salvatrio, grand admirateur des détectives, qui trouve une occasion en or de s'approcher du plus célèbre enquêteur privé de son pays, Renato Craig lorsque celui-ci, rompant ses habitudes de solitaire, lance une académie où il se propose d'enseigner son savoir et par là même, choisir enfin un assistant. Si le lecteur doit être motivé pour poursuivre sa lecture, ce n'est pas tant en raison du propos qui nous est proposé (après tout, il est courant d'avoir une impression d'artificialité au début d'un livre quand l'empathie avec les personnages n'est pas établie, quand le liant n'a pas encore pris) mais en raison du style, bien trop pesant (trop de phrases avec un groupe nominal suivi de deux points, utilisation des "il y a", "il y avait"...). Je ne sais pas si c'est une question de traduction car je suis perplexe quant à la capacité (ou le droit..) d'un traducteur  à transcender un texte au point de lui donner une finesse littéraire si, initialement, celui-ci en est dépourvu. Heureusement, la qualité du style va en s'améliorant au cours de la lecture.
Sigmundo est envoyé pour représenter Craig, compromis dans une affaire, à la réunion du Cercle des douze dans le cadre de l'Exposition universelle. En effet, l'art de la déduction se doit d'être représenté au même titre que les autres arts et métiers. Chacun des détectives présents y va de son interprétation du métier. Certaines exégèses sont un peu embrouillées mais elles ont l'avantage d'être illustrées par une sorte de "digest" d'énigmes emblématiques dont chacune pourrait servir de source d'inspiration à un roman policier.
Alors que la conférence bat son plein, l'orgueil de ces fins limiers est provoqué par l'assassinat de l'un d'entre eux. Darbon, détective de Paris qui enquêtait sur les ennemis de la Tour Eiffel a basculé, à grands renforts d'huile, dans le vide depuis le deuxième étage. C'est l'un des aspects les plus intéressants du livre. On apprend ou on réapprend que la Tour, loin d'avoir suscité l'unanimité, a eu des détracteurs féroces (et pourtant, elle devait être démontée !). Au passage, l'auteur rétablit un peu la paternité de Koechlin, l'assistant d'Eiffel, dans la silhouette si particulière qui caractérise l'édifice. Ce livre, c'est la revanche des gens de l'ombre, des assistants...
Arzaky, l'autre détective parisien s'empare de l'enquête, aidé par Sigmundo. Leurs pas les mènent dans le milieu d'une secte d'hermétistes (mais plusieurs autres noms sont employés) qui considèrent comme un outrage ce symbole triomphant du positivisme (si j'ai bien compris...). Puis, nous les suivons dans l'intéressante Galerie des machines, l'autre grande attraction de cette exposition. Au cours de cette enquête, le jeune Sigmundo apprend, fait ses armes et éprouve à plusieurs reprises sa loyauté. Les ressorts compliqués de l'énigme rendent ce parcours initiatique cependant moins saillant qu'il ne le mérite, ce qui est regrettable car il est assez finement mené. 
Un livre qui aurait gagné selon moi à faire quelques choix. Déjà servi par un contexte historique prégnant, il n'avait peut-être pas besoin d'être étoffé encore par autant d'idées, de rebondissements et de personnages (on est quasiment à la vingtaine...). Je l'aurais davantage apprécié un peu éclairci, gracieux comme la Tour Eiffel...

Pour une autre expo, c'est par ici...

lundi 14 septembre 2015

Novecento : pianiste de Alessandro Baricco





C'est le genre de livres dont le format court joue comme une épure, cisèle l'essentiel et donne une sensation de joyau. Le propos doit être servi par une belle écriture et il est préférable que l'auteur aborde des thèmes forts à visée universelle ou philosophique, à moins de choisir une empreinte poétique ou une alchimie de tout ça, ce qui est plus ambitieux et plus risqué sauf si on a le talent d'Alessandro Baricco. Né avec le XXème siècle qui lui donne son nom, Novecento a eu pour berceau un bateau, le Virginian, un transatlantique qui déverse son flot de migrants à chaque traversée. Il a eu pour parent adoptif, un vieux marin qui l'a élevé avec la bienveillance de l'équipage, mais sans jamais le laisser mettre pied à terre, de peur que sa situation irrégulière d'enfant abandonné n'attire les ennuis. Novecento a appris seul à jouer du piano et il a su d'emblée en jouer mieux que personne. Adulte, Novecento n'a jamais voulu descendre du Virginian. Pourquoi le ferait-il puisque le monde vient à lui et qu'il sait "lire les gens" pour créer sa musique ? A bord du bateau, Novecento n'a pas peur. La finitude de la coque sur l'infini de l'océan le rassure, les 88 touches de son clavier lui donnent accès à toutes les musiques et il sait quelle partition jouer, inspiré par l'Océan en chef d'orchestre.
Ecrit pour le théâtre ou pour être lu à voix haute, ce texte, d'une beauté sidérante, se lit presque en apnée afin de ne pas rompre le charme. Pour aller au-delà de l'émerveillement que procure ce monologue poétique, la maison d'édition a eu l'intelligente idée de donner la parole, dans une postface, à sa traductrice, Françoise Brun car, parfois, ce sont ceux qui prennent à bras le corps un texte, ceux dont les efforts constants s'appliquent à en rendre la beauté originelle, qui en parlent le mieux.

dimanche 13 septembre 2015

L'homme qui voulait vivre sa vie de Douglas Kennedy



160 pages de descriptif d'une vie conjugale devenue morose pour cause de concession au confort bourgeois m'ont d'abord copieusement ennuyées. Sans réussir à adhérer aux ressorts psychologiques du personnage principal, Ben Bradford, avocat de Wall Street, j'ai eu le sentiment d'assister à des geignardises en demi-teintes. Je n'ai pas été vraiment convaincue par les problèmes de ce cravaté malgré lui, frustré d'avoir enfoui son rêve de devenir photographe et pas davantage par ceux de l'épouse, Beth, amère elle-aussi d'un autre renoncement, l'écriture. En effet, la frénésie de shopping à laquelle ils se livrent régulièrement ainsi que l'inventaire comparé des différents appareils photographiques de Ben, tous plus sophistiqués les uns que les autres, procèdent certainement d' une intention de l'auteur de glisser une forme de critique mais je trouve que le procédé narratif retenu (c'est Ben le narrateur et il parle à la première personne du singulier) empêche que cela soit vraiment efficace. Du coup, je suis restée dans une sorte d'agacement face à ce personnage. 
Le tableau de ces classes sociales aisées qui ont fait le choix d'habiter des villes de banlieue chic, pas trop loin de la mégapole est cependant assez bien brossé et je me suis amusée, à l'aide d'un globe virtuel bien connu, à retracer le parcours de leurs migrations pendulaires en train.  New Croydon n'existe pas dans le Connecticut mais imaginez-le quelque part à côté de Stamford. Côté géographie des Etats-Unis, on est servi avec ce livre et ce, à toutes les échelles car, suite à une situation inextricable (j'essaie de ne pas la dévoiler), Ben va devoir fuir et s'embarquer pour un road trip des plus palpitants, cap vers l'Ouest bien entendu. Pour moi, c'est le point fort de ce livre surtout que l'auteur a la bonne idée de lui faire poser ses valises dans le Montana, dans une bourgade de 30000 habitants, nommée Mountain Falls (sauf erreur de ma part, elle n'existe pas mais pourrait être inspirée par Great Falls). Douglas Kennedy aborde avec subtilité la quête d'identité de ses habitants , coincés entre les clichés rustiques que les touristes, en mal d'authenticité fantasmée, le "wild west", réclament et des influences bobos venus de Californie (nous sommes au milieu des années 90). La série de portraits que réalise Ben, en sillonnant ce vaste Etat, saura remarquablement rendre compte de cette authenticité dont le vernis caricatural s'effrite au profit d'une réalité plus complexe. Kennedy a du talent pour décrire les photos et expliquer les intentions de leur auteur : il donne à voir et à comprendre, même pour les non spécialistes.
En dehors du dilemme central entre raison et rêves, d'autres aspects sont à découvrir dans ce livre, notamment les questions relatives à la reconnaissance ou au succès qui semblent avoir des aimants d'autant plus puissants et se développer dès lors même qu'ils sont enclenchés, par des circonstances n'ayant parfois rien à voir avec le talent. Est-ce une question qui préoccupe cet auteur reconnu (que je découvre personnellement) dont la production semble prolifique ?


mardi 1 septembre 2015

Merlin de Michel Rio

Parce que la rentrée littéraire, d'accord mais pas toutes mes lectures quand même... Un livre de mars 1989.



Merci à O. pour le prêt de ce livre

Intimidée. Après réflexion, c'est le terme le plus honnête pour qualifier l'impression que j'ai ressentie au cours de cette lecture, ce qui ne me place pas dans une grande aisance pour rédiger ces quelques lignes. Il faut du talent pour s'emparer du cycle arthurien et revisiter un pareil monument de la littérature médiévale. C'est une Matière tellement travaillée, nourricière au long cours, présente à des degrés divers dans l'imaginaire de  chacun, même maladroitement, avec toute la fausseté liée à l'imprégnation des images télévisuelles (qui n'a pas sa  vision d'Arthur, de Guenièvre ou de Merlin façon petit écran ?) que je reconnais à Michel Rio bien de l'audace pour s'y être attelé. L'auteur connaît son affaire, postulat nécessaire pour s'approprier ce riche matériau et, c'est tout l'intérêt, en proposer une version personnelle (entreprise que l'auteur qualifie lui-même de "scandaleuse appropriation"). L'auteur sait écrire. Dès les premières lignes, la qualité d'écriture est limite intimidante. L'auteur nous propose une version philosophique fort riche dans laquelle Merlin n'est pas un magicien mais un être qui concentre tous les savoirs et qui met sa science au service de l'éducation des rois, notamment celle d'Arthur. L'objectif est d'instaurer un pouvoir nouveau où violence et guerre s'effacent face au courage, à la sagesse et à la justice, le symbole de ce pouvoir étant bien sûr la Table Ronde. Un tel projet exclut toute dérive causée par l'amour fou, ce que d'aucuns qualifieront d'utopique.
Le titre nous indique par son éponymie sur qui est centré le récit. Il fait cependant une place particulière à Arthur (on s'en doutait) ainsi qu'à sa demi-sœur et amour impossible, Morgane. D'ailleurs, Merlin fait partie d'une trilogie, les autres ouvrages apportant les points de vue de ces deux personnages.  Guenièvre apparaît mais en marge. J'ai aimé l'opposition des deux beautés, décrites dans des termes choisis, celle de Guenièvre, incontestable mais qui inspire l'ennui, celle de Morgane, à couper le souffle. Les aficionados de Lancelot seront peut-être déçus. Comme Guenièvre, son aimée, l'auteur ne lui accorde qu'une place minime, lui qui est pourtant si valorisé par Chrétien de Troyes. Pour apprécier ce livre, il faut accepter cette distanciation avec la tradition que l'auteur assume et sur laquelle il prévient (je l'aurais plutôt vue en préface qu'en postface d'ailleurs). "Scandaleuse appropriation", peut-être, talentueuse, sûrement.