lundi 27 avril 2015

Venise n'est pas en Italie de Ivan Calbérac



Émile est amoureux. En une seconde, au lycée, le regard de Pauline l'a foudroyé. Être amoureux à 15 ans, quoi de plus naturel ? Sauf que pour Émile, tout n'est pas simple... Il a certes de l'esprit, une intelligence au-dessus de la moyenne comme en témoignent ses presque 2 ans d'avance au lycée mais voilà, pour séduire les filles, ça ne suffit pas forcément, d'autant plus qu’Émile appartient à la catégorie "beauté discrète" selon l'expression de sa mère et ce, malgré les éclaircissements capillaires auxquels il a droit chaque mois parce qu'il est "plus beau comme ça".
L'autre problème d’Émile, c'est sa famille, enfin disons, le manque de discrétion de sa famille. Redoutable pour un ado, si prompt à avoir honte de tout, la famille qui se fait remarquer facilement, un peu bruyante, pas spécialement distinguée mais vivante, gaie et aimante aussi.
Émile est tiraillé. Il sent bien que s'il se présente à Pauline, issue d'un milieu cultivé et bourgeois, dans la vérité de sa situation familiale, les chances ne seront pas de son côté. La caravane (même s'il s'agit d'une situation temporaire liée à un retard de permis de construire) versus la belle maison avec salle de musique, on devine qui des deux sera le canard boiteux, pareil pour la profession des paternels respectifs, VRP face à chef d'orchestre, c'est pas gagné d'avance.
Alors quand l'élue de son cœur l'invite à venir l'écouter en concert à Venise et que toute sa famille se propose de l'accompagner, Émile Chamodot n'est guère rassuré sur l'issue que pourrait donner la rencontre de ces deux univers...
Le roman qui emprunte en grande partie la forme du journal intime réussit à trouver le ton juste. Les réflexions d’Émile qui observe, analyse et tente de comprendre le monde ou du moins son monde et en premier lieu ses parents, sont tour à tour drôles, tendres ou poétiques (un vrai florilège de citations). Le ton n'est jamais aigre car Émile, malgré ses doutes existentiels, a la certitude d'aimer sa famille et d'être aimé en retour. J'aurais beaucoup moins apprécié ce roman s'il en avait été autrement.
Ce livre à l'écriture fluide et facile (ne pas s'attendre pour autant, puisqu'il s'agit du journal intime d'un ado, à du langage SMS, là ce serait caricatural) offre plusieurs niveaux de lecture. Je n'ai pas eu le sentiment qu'il avait des prétentions ostentatoires mais l'air de rien, il chemine (comme la caravane, doucement), laisse son empreinte, permet de revisiter son adolescence (il y a fort à parier que beaucoup y reconnaitront une scène familière...), d'y déposer peut-être un voile de nostalgie apaisée, mais aussi de s'interroger sur l'adulte que nous sommes devenus, cet adulte qui a fait la synthèse, certes peut-être tant bien que mal, de toutes ses aspirations, peurs, joies, hontes et de tout cet amour donné et reçu.

C'est grâce à la chronique d'Alphonsine que j'ai eu envie de lire ce livre...

mardi 21 avril 2015

Viviane Elisabeth Fauville de Julia Deck



Viviane Elisabeth Fauville a 42 ans, un bébé de 3 mois, des cartons pas déballés dans son appartement et un bon salaire en fin de mois qu'elle admet ne pas mériter. Viviane Elisabeth Fauville a certainement aussi un je ne sais quoi de pas réglé avec sa mère pour garder depuis 8 ans sans vouloir le vendre ni le louer son beau T4 avec parquet et moulures dans le 5ème arrondissement.
Viviane Elisabeth Fauville n'a plus tout à fait de mari, ni tout à fait sa conscience. Depuis peu, Viviane Elisabeth Fauville n'a plus de psychanalyste, par contre, elle a un objet incongru dans son sac à main, c'est bien là le problème...
Ce premier roman de Julia Deck est assez stupéfiant de maîtrise. Véritable performance narrative, il propose au lecteur différents points de vue. Le "vous" qui capte le lecteur , le "je" qui accompagne les démarches d'Elisabeth ,  le "elle" qui introduit une distance comparable à l'éloignement de l'état de conscience, cette alternance est particulièrement habile.
Et quand on croit, par la valse des pronoms personnels, avoir fait le tour de tous ces points de vue, le livre en réserve en fait un dernier assez inattendu.
Psychologie subtile, suspense et maîtrise narrative, autant d'arguments pour découvrir ce nouvel auteur sur la scène littéraire.

samedi 18 avril 2015

J'ai glissé sur le monde avec effort de Fabien Sanchez



Dans ma librairie, il y a un présentoir assez discret, un peu éclipsé par la table des beaux livres. On pourrait presque passer devant sans le voir. Sur ce présentoir, on trouve des livres tout aussi discrets,  beaux pour autant. Ils n'ont pas de couvertures brillantes et de titres à rallonge qui m'agacent tant. Ils se déclinent dans des teintes douces ou en noir et blanc, parfois une photographie style sépia orne leurs couvertures mates à grains épais. Ils ne sont pas clinquants et n'appartiennent pas à des maisons d'édition connues.
 J'aime bien m'attarder devant ce présentoir.
Le livre que j'avais repéré offrait une combinaison charmante : un titre magnifique (en soi, un poème), un éditeur au nom insolite, une photo à la fois pittoresque et nostalgique où une voiture chargée d'une improbable pile de matelas roule coffre ouvert en direction d'une métropole.  M'emparant de l'objet,  j'ai demandé à mon libraire de manière particulièrement pertinente : "c'est bien, ça ?"
Son œil a pétillé, c'était bon signe. Il m'a parlé de la qualité du travail de cette maison d'édition; il m'a parlé de l'auteur qui a à la fois une écriture simple mais contemporaine, une écriture qui imprègne en profondeur.
J'ai bien aimé l'idée de repartir avec un livre de poèmes alors que je ne l'avais pas prévu au départ. Je l'ai lu aussitôt. Dès le premier poème, j'ai senti l'émotion monter en moi. Je ne sais pas comment en parler, je mesure toute la maladresse qu'il me faut éviter.
On sent des fêlures, des béquilles incertaines, une façon d'avancer sans grande vaillance mais d'avancer quand même, une façon de se chercher dans les voyages, de se trouver peut-être dans l'amour d'une femme. On devine la volonté ténue d'accepter enfin la sortie de l'enfance, une nostalgie douce avec laquelle il faut se construire ou grâce à laquelle on se construit car elle enveloppe de bienveillance comme autrefois le regard du père.
Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu de poésie. Discret présentoir , tu ne m'as pas déçue, je passerai te revoir.

jeudi 9 avril 2015

Le principe de Jérôme Ferrari



Je suis restée trop souvent à quai avec ce livre. L'auteur et ses personnages sont partis faire un tour et ils ont déroulé leur histoire entre eux. De temps en temps, ils  sont revenus me faire un petit coucou, me maintenant dans l'illusion que le livre pouvait s'adresser à moi. Vers la troisième partie, sans doute stupéfaits de ma patience à me tenir encore là, ils ont accepté de m'emmener avec eux dans cette histoire.
Je n'aime pas rester à quai. Alors, j'y ai mis beaucoup de volonté. Sachant que cela parle de physique quantique, j'ai relu les 50 premières pages deux fois car, concentrée que j'étais à comprendre cette fabuleuse découverte du "principe d'incertitude" qui nous est présentée par le biais du langage à l'aide de métaphores qui sont restées pour moi nébuleuses (mais on est prévenu que le langage n'est pas capable de retranscrire cette beauté), je n'ai pas bien saisi dès le départ qui était "vous" et qui était "je": erreur de débutante...
"Vous", c'est Werner Heisenberg, physicien allemand qui réussit à expliquer quelque chose d'incompréhensible nommée "principe d'incertitude", bataillant ferme contre ses pairs pour imposer sa découverte et qui se retrouve finalement récompensé par un Nobel en 1933 (oui, l'année où tout bascule).
"Je", c'est donc celui qui raconte l'histoire de "vous" sur lequel il fait une fixette après avoir échoué en 1989 (oui, l'année où tout bascule à nouveau) à un oral de philosophie portant sur la physique quantique du Nobel en question. On le suit de loin en loin dans son parcours erratique, d'étudiant fumiste à écrivain (au passage, on refait un petit tour par la Corse) gardant au fond de lui une fascination philosophico-scientifique  pour le mystérieux Heisenberg.
En 1933, Heisenberg est, comme d'autres (enfin ceux qui ont encore le luxe de pouvoir choisir) confronté à un dilemme : s'exiler et avoir la certitude que le champ de la physique sera récupéré et manipulé comme outil de propagande nazie ou rester, tenter de sauver ce qui peut l'être et prendre le risque de la compromission. Il choisit finalement de rester.  Mais que d'atermoiements (certes, la question est épineuse) qui m'ont laissé un sentiment brouillon alors même que l'écriture est très travaillée. Mais c'était peut être là le but, après tout depuis le début, on navigue sur le thème de l'incertitude.  
Évidemment, au moment où la guerre éclate, ses compétences sont mises à profit et le voilà à diriger un programme d'armement orienté sur le nucléaire et tentant, autant que possible, de le freiner. A la fin de la guerre, il aura cependant, avec d'autres scientifiques allemands, quelques explications à donner aux Alliés. Et c'est pendant ces 6 mois de "détention" cosy (dans un cottage) qu'ils apprennent ce qui s'est passé à Hiroshima. S'ouvrent alors des problématiques fort intéressantes d'ordre philosophique autour de la science et de ses finalités que j'ai trouvé bien servies par l'écriture ciselée de Jérôme Ferrari avec à ce moment là des phrases plus courtes et plus abordables.
Au final, je reste avec une impression partagée concernant ce livre.  Une belle écriture du début à la fin, c'est indéniablement la marque de fabrique de l'auteur (bon, ça ne se limite pas à ça quand même, bien sûr que c'est réflexif) mais quand j'en arrive à relire plusieurs fois les phrases pour bien les comprendre, j'avoue que ça me lasse. Pourtant, j'ai déjà lu de la littérature exigeante. Alors ? Il faut peut être que j'arrête de me forcer à comprendre toutes ces phrases très belles mais très longues, ces métaphores sophistiquées et que je lise certains passages presque comme de la poésie ce qui ne signifie pas qu'il ne faut pas comprendre la poésie bien sûr. En tout cas mon rapport aux livres de cet auteur (je suis déjà passée à côté de son précédent) n'est franchement pas une évidence mais pour autant je n'ai pas envie de m'avouer vaincue. En plus, j'ai déjà réussi à passer le cap (certes assez moyennement) de la physique quantique, alors...


samedi 4 avril 2015

Un pedigree de Patrick Modiano



Un pedigree est un livre sans enrobage a priori (ce qui ne signifie pas sans valeur). Au début, il m'a donné le sentiment de livrer son matériau de manière brute, presque âpre, voici les éléments, je vous les livre. Ce roman autobiographique n'est donc pas le plus accessible de tous ceux que Modiano a écrits. Par contre, il donne des clés de lecture utiles pour la compréhension de l'œuvre modianesque. Je ne les ai pas toutes repérées car je suis loin d'avoir tout lu de lui mais j'ai bien saisi l'allusion à la Croix du Sud, cet énorme diamant que l'on retrouve dans Dimanches d'août et surtout j'ai mieux compris ce qui a pu inspirer le mal-être de La Petite Bijou.
Un pedigree est une sorte de "roman-balises" où l'auteur s'efforce de fixer des noms, des dates, des lieux, des bribes de vies, s'excusant d'ailleurs pour toutes ces listes, ces nomenclatures qu'il sait fastidieuses et peu romanesques. Mais il veut fixer comme une urgence, le peu qui est connu, le peu qui a été donné ou pris.  Lui qui a poussé sans pedigree, sans racine a besoin d'ancrer cette enfance comme du sable. Cela m'a fait penser aux piquets de bois vermoulus qui courent le long de la plage et descendent jusqu'au rivage. Il commence par retracer le parcours de ses parents avant qu'ils ne se rencontrent à Paris durant l'Occupation, elle, flamande, lui, juif, mais ayant eu l'intuition de ne pas se faire recenser comme tel. Des êtres sans grande attache, ballotés par la période, "deux papillons égarés et inconscients au milieu d'une ville sans regard". Un enfant puis deux naissent après guerre de ce couple presque fortuit. Chacun vaque à ses occupations, elle tente une carrière de comédienne, lui navigue dans un marais d'affaires glauques. Une illusion de famille sauf avec son frère, Rudy mais qu'il perd trop tôt. Il semble en visite dans la vie de ses parents n'arrivant jamais vraiment à les imprégner de sa présence, des parents qui se séparent et deviennent insaisissables. Il vit "en transparence", éloigné, quasiment oublié, passant du pensionnat à l'internat. Il est presque "sans objet", d'intérêt, d'amour et d'attention, la plupart du temps inopportun, que ce soit dans la vie de sa mère régulièrement à court d'argent ou dans celle de son père qui s'est remarié. Des bouées dans sa vie se dessinent, la lecture, l'amitié avec Raymond Queneau et on le devine, bientôt, l'écriture.
La souffrance associée à un tel manque d'amour n'a pas besoin, selon moi,  d'être criée haut et fort à grands coups d'adjectifs grandiloquents pour être perceptible. Elle se comprend à travers chaque absence, chaque éloignement, chaque manquement. Personnellement, je n'attendais pas que Patrick Modiano braque le projecteur dessus de manière crue et vengeresse car cela ne semble pas lui correspondre.  Mais pour autant, cette souffrance n'en est pas moins forte parce qu'elle est pudique.
Si la forme de ce livre pourrait,  à d'aucuns, paraître presque frustre, pas assez travaillée, peut être est-ce pour préserver comme une écorce rugueuse mais protectrice, une matière trop sensible encore à vif. Peut être. 


Pour un éclairage plus approfondi, je conseille la lecture du billet de Galéa qui a su repérer toutes les clés de lecture cachées. 
(Ouf, je maîtrise enfin la technique du lien à associer dans un article, c'était pas si compliqué en plus !)

jeudi 2 avril 2015

Contrebande d'Enrique Serpa




Il ne semble doué que pour la faiblesse. Pusillanime et versatile, tel est le personnage principal de ce roman qui a pour cadre l’île de Cuba dans les années 20. Cet homme qui est pourtant le narrateur n’est jamais nommé, un peu comme un miroir à la transparence de sa volonté. L’aisance financière relative dont il bénéficie lui procure les moyens d'une vie dissolue. Armateur par héritage de trois bateaux de pêche, il a abandonné sa carrière de chimiste au sein d’une entreprise sucrière. N’ayant pas en lui la rage de ceux qui avancent le ventre creux, il traîne sa langueur de bars en lupanars, consommant ce qui est offert dans ces lieux sordides qu'Enrique Serpa sait décrire dans toute leur fatigue. Pour soigner sa santé malmenée par des années d'excès, l'armateur noceur se conforme à la prescription médicale : prendre l'air en mer à bord du fleuron de sa petite flotte, La Buena Ventura commandée par un impressionnant capitaine surnommé Requin. Là, la mollesse de notre dandy (dont l'équipage raille en sourdine la pantalon de flanelle et la veste en cachemire) ne peut que mettre en exergue la farouche détermination de Requin dont le caractère affuté comme une lame impose d'emblée le respect aux marins. Mais malgré tout le talent du capitaine pour repérer les bancs de mérou, le résultat de la campagne de pèche permet à peine de couvrir les frais engagés. L'offre surabondante de poissons, conséquence directe d'une concurrence déloyale des bateaux frigorifiques américains rend le prix d'achat dérisoire. Les marins goûtent une fois de plus l'amère expérience du labeur acharné qui n'accorde pas, comme une juste récompense, la satisfaction de réjouir son foyer d'une bonne pitance.  Requin, toujours pugnace, suggère alors au propriétaire de la flottille de se tourner vers une activité rendue lucrative par l'instauration de la Prohibition chez le puissant voisin : la contrebande d'alcool. Un peu par cupidité mais surtout enivré par la promesse d'émotion associée à cette entreprise risquée, l'armateur se laisse convaincre et même absorber par l'aventure. Son caractère craintif voire pleutre a enfin une occasion de s'affirmer face à Requin. Le dandy las et dolent va pouvoir vibrer. Il dépense alors une incroyable énergie pour collecter les fonds nécessaires à l'achat de la marchandise et pour prendre contact avec les acheteurs. Quand tout est prêt, l'aventure peut commencer. 
A ce stade de l'histoire et contrairement à ce à quoi on aurait pu s'attendre, le lecteur va devoir accepter quelques longueurs car Enrique Serpa a décidé de prendre son temps. En effet, les journées de navigation nécessaires pour rejoindre le point de rencontre et débarquer la précieuse cargaison sont l'occasion pour l'auteur de brosser un portrait psychologique et social des autres marins. Il oppose la résignation du vieux Martín à la colère sourde de Pepe le catalan, Pepe qui enrage de ne pas parvenir à nourrir correctement ses gosses, qui est révulsé par tant d'inégalités entre les armateurs, soutenus par le gouvernement, et les pécheurs, acculés à une vie sans espoir. Dans la colère de Pepe, il y a le désespoir contenu de tout un monde de miséreux entre les prostituées fatiguées de La Havane, les marins exploités, les gosses anémiques et va-nu-pieds, les paysans résignés des hameaux et, pauvres parmi les pauvres,  les "éboueurs" qui survivent des rebuts des autres. C'est avec une infinie tendresse qu'Enrique Serpa nous les présente, eux qui sont ses compatriotes, cherchant peut être à restaurer un peu de leur dignité bafouée par tant d'injustice et de pauvreté. 
Le propos du livre est servi par une écriture magnifique. Dire que ce roman écrit en 1938 n'a été traduit et édité en France qu'en 2009. Remarquable travail de la maison Zulma qui a su dénicher cette pépite et surtout travailler avec un traducteur capable d'en préserver la beauté littéraire. Car quel matériau ! On comprend pourquoi le grand Hemingway lui-même avait repéré les talents de romancier d'Enrique Serpa et l'exhortait à ne pas rester journaliste. 
C'est en effet avec une poésie sans cesse renouvelée que l'auteur nous décrit tout un univers maritime, que ce soit le dur labeur des pécheurs mais aussi la fière allure de la goélette, les infinies textures de la mer et la palette des couleurs du ciel quand il se reflète dans cette immensité.
C'est aussi avec une profonde humanité qu'il présente la colère d'un peuple et annonce en quelque sorte une révolte en marche.