vendredi 30 octobre 2015

Matin brun de Franck Pavloff



Liberté ou sécurité ? Qu'est-ce qui pèse le plus lourd sur les plateaux de la balance ? A partir de quand accepte-t-on de perdre l'une, même en partie, pour préserver l'autre ? Acceptation ou abdication ? Renoncement ou lâcheté ? Face à ce dilemme, je me garderai bien de juger de manière catégorique et péremptoire, moi qui n'ai connu qu'un pays en paix, démocratique de surcroît et qui suis fascinée par les formes de résistance à l'oppression, n'ayant pas de certitude, autre que théorique, sur les choix que j'aurais été capable de faire.
En seulement 11 pages, Franck Pavloff pointe du doigt, d'une manière faussement naïve,  à quel aboutissement logique mènent les compromissions quotidiennes. Elles paraissent relativement insignifiantes au départ, disons que l'on s'en accommode avec tout de même un sentiment de malaise qui devrait agir comme un signal d'alerte mais on préfère ne pas l'entendre pour préserver son confort. Pire, on va jusqu'à trouver des justifications, sans doute pour s'excuser soi-même de cette lâcheté initiale qui en annonce d'autres. Ce "on", c'est Charlie et son copain, le narrateur, mais l'auteur les a rendus volontairement ordinaires pour permettre l'identification.
Pourtant, à bien y regarder, sous l'allure d'une fable ou plus précisément d'un apologue (Merci Eleusis), Franck Pavloff démarre sa démonstration avec une forme évidente de cruauté, celle de l'euthanasie forcée des chiens et chats qui ne sont pas de la couleur du régime, le brun. Euthanasie qui rappelle des pratiques abjectes d'eugénisme qui n'ont d'ailleurs malheureusement pas concerné que les régimes totalitaires les plus tristement connus du XXème siècle.
Puis, très vite, ce sont les moyens de communication et d'édition qui vont être "brunisés" car il est évident que l'accès à l'information ou à la culture reste un rempart solide contre la privation de libertés et la pierre aiguë du jugement critique.
En tout cas, moi je connais une soixantaine de têtes brunes, blondes, châtains, rousses qui vont bientôt le lire et je l'espère, affuter leur sens critique et nourrir leur réflexion...


Merci à ma copine C-M. qui, au cours de cet après-midi d'octobre, en plus de m'apprendre à faire la pâte de coing, m'a aussi conseillé la lecture de cet excellent petit livre. 

Et pour lire l'avis d'Alphonsine sur ce livre, c'est ici

lundi 26 octobre 2015

Papa, tu es fou de William Saroyan



Quand on n'a plus le sien, il n'est pas facile de se tourner vers un livre qui met autant en avant le mot "papa". Cependant, il arrive que l'enthousiasme d'un libraire soit suffisamment fort et sincère pour que l'on n'ait plus peur de ce genre de mise en exergue.  Pour cette critique, j'ai presque eu envie de me contenter d'écrire "c'est beau", "c'est beau et positif". Cependant, comme la beauté d'un texte a mille manières pour se manifester, je me suis dit qu'il fallait développer un peu.

L'histoire n'est pas très compliquée. Nous sommes dans les années 50 en Californie. Un garçon de 10 ans va aller vivre quelques temps avec son père. Le papa est écrivain mais n'a pas le sou. Sans cacher sa situation à son fils, il va s'arranger pour que le quotidien, nécessairement fait de peu sur le plan matériel, ne soit jamais pénible, bien au contraire. C'est un papa imaginatif qui invente des recettes  avec tout ce qu'il trouve dans les placards et leur donne des noms fabuleux comme "le riz de l'écrivain". C'est un papa qui prend le temps de jouer avec son fils, avec des cartes, avec des mots, de courir avec lui sur la plage et de lui montrer les trésors de l'Océan. Le petit garçon pose beaucoup de questions et le papa répond toujours, de la façon la plus honnête possible, une merveille de réponse,  pleine d'optimisme, de sensibilité ou de poésie. Le petit garçon n'aime pas l'école et le papa fait ce qu'il peut pour le convaincre que si, il l'aime quand même un peu, sans s'en rendre compte. Pourtant, on devine combien la compagnie de ce papa créatif et positif doit être plus attrayante.

Oui, c'est vrai, il est peut-être un peu fou, pas très raisonnable en tout cas, quand il accepte de faire 900 km pour aller à Half Moon Bay et de dépenser ainsi leurs maigres économies, tout ça parce que son fils trouve le nom joli.

Mais l'éducation n'est pas qu'affaire de contingences matérielles, fort heureusement et celle que propose William Saroyan (il s'agit de lui) à son fils Aram est riche des valeurs humanistes et de l'amour de la vie qu'il s'efforce de lui transmettre. Apprendre à regarder différemment, s'enthousiasmer de tout, essayer de faire du mieux que l'on peut, poser des questions, chercher à comprendre, autant de moteurs qui font que chaque journée passée est à elle seule une histoire, chaque individu, un écrivain. Ensuite, c'est juste une affaire de mots à trouver, ou pas. 
Un roman qui a l’air minimaliste par son histoire simple, son format, son vocabulaire (c’est un enfant qui parle) mais qui ne l’est pas du tout en fait car il vient souligner des réflexions fondamentales. Rien n’est appuyé mais tout paraît essentiel ou plutôt l’essentiel se dégage comme un magnifique haut-relief finement ciselé et j'en ai juste été béate d'admiration. Oui, c'est ça en fait, j'ai admiré cet essentiel magnifié, j'ai apprécié, cessé d'analyser et ce sentiment au fil de ma lecture m'a dorlotée. Même à l'âge adulte, ça fait du bien.

 A mon père, qui serait sans doute tout étonné que sa petite dernière ait déjà cet âge là. 

dimanche 25 octobre 2015

Gibier d'élevage de Kenzaburô Ôé

Connaissez-vous le prix Akutagawa ?
Pour ma part, je ne connais son existence que depuis quelques jours, depuis que mon libraire m'a orientée vers ce livre de Kenzaburô Ôé (découverte de l'auteur également).
C'est l'équivalent du prix Goncourt au Japon. L'auteur l'a reçu pour Gibier d'élevage en 1958. Un livre qui avec moins de 100 pages ressemble presque à une nouvelle, ce qui m'a amené à me demander si le Goncourt avait déjà récompensé un livre de format court. Quantité ne fait pas qualité, c'est certain mais bon, je m'interroge...
Je ne lis que très rarement des livres d'auteurs asiatiques car je crains de ne pas avoir les références culturelles pour les comprendre. Ce n'est pas le cas avec celui-ci qui aborde des thèmes assez universels et notamment celui de la différence, de l'altérité.
Le récit se déroule au Japon au cours de la Seconde guerre mondiale. La guerre semble lointaine pour les habitants de ce "village de défricheurs" perdu dans la montagne, coupé de la ville par des chemins devenus impraticables en raison de pluies torrentielles. L'école a été fermée, les enfants s'ennuient tandis que les parents s'occupent des champs ou partent chasser comme le père du personnage principal dont on ne saura pas le nom. On comprend qu'il est entre l'enfance et l'adolescence et qu'il doit veiller sur son frère plus jeune pendant les longues journées de chasse du père. Il doit aussi s'affirmer face à Bec-de-Lièvre, un petit dur qui impose sa loi à tous les enfants. 
Un jour, un avion américain atterrit dans la montagne et les hommes du village partent à la recherche de l'équipage ennemi. Ils reviennent avec un seul captif, un soldat américain à la peau noire. Les villageois ne savent que faire de ce prisonnier. Un fonctionnaire de la ville, contacté avec difficulté explique qu'il faut attendre les ordres de la préfecture. Les enfants sont effrayés par cet homme si différent, les adultes, quant à eux ne sont guère rassurés mais il faut cependant veiller à son approvisionnement. C'est finalement au fils du chasseur que l'on confie cette mission, le prisonnier étant enfermé dans la cave de la resserre communautaire où sa famille et lui habitent. Avec les jours qui passent, la mission d'abord sous surveillance des adultes devient le monopole des enfants, notre héros, son jeune frère et l'inévitable Bec-de-Lièvre qui monnaye ferme l'accès au soupirail permettant d'apercevoir le captif, véritable sujet de curiosité, de peur et de fascination pour les enfants. Sans méchanceté particulière (du moins, le considèrent-ils ainsi), les enfants le traitent comme un animal (oui, je me doute que ça peut choquer mais ils emploient le même terme pour les citadins), un animal superbe qu'il faut apprivoiser. Dis comme ça, c'est un peu réducteur. Pourtant, le titre interpelle bien sur une forme d'animalité mais peut-être est-ce une manière pour ces enfants naïfs et frustres de gérer l'altérité, de l'apprivoiser pour en avoir moins peur ? C'est certainement extrêmement maladroit mais pour autant la vraie cruauté ne viendra pas d'eux.
Un récit qui questionne assez habilement des thèmes nombreux comme ceux de l'humanité ou de la bestialité, de la différence, du racisme, des rapports de confiance ou de défiance et qui fait aussi la part belle à l'évocation des sens. Pas bien volumineux mais assez ambitieux en somme.

vendredi 23 octobre 2015

Les maîtres du printemps de Isabelle Stibbe


Posé sur un pull couleur acier
qui, malgré son air tricoté, donne une allure de
chevalier, cet opus orangé rappelle
de justes causes à mener.
Je ne me doutais pas en m'emparant* de ce livre couleur safran, maison d'édition oblige, je suppose, en le choisissant justement pour son orangé qui invariablement chez moi ravive le doux souvenir d'un célèbre dinosaure télévisuel (tant pis, j'assume), je ne me doutais pas, disais-je, à sa couverture soyeuse et à son titre fleuri (tiré d'une magnifique citation de Pablo Neruda) que l'auteure allait proposer de nous plonger à l'opposé du doux, du soyeux et du fleuri, dans un univers d’acier, de bruit, d’incandescence et de métal en fusion, le tout avec un arrière-plan de crise et de lutte ouvrière.
 En Moselle, la vallée de la Fensch déroule ses usines sidérurgiques et ses menaces de fermeture. Des logiques financières de grands groupes sont à l’œuvre, dépassant complètement voire méprisant la volonté farouche de centaines d’ouvriers de maintenir l'activité du dernier haut-fourneau d’Aublange, la volonté de poursuivre un métier qui avait été garanti à vie aux générations précédentes, récompense attendue, telle un accord tacite inoxydable pour prix de la dureté et du danger. Des logiques qui font fi d’une rentabilité pourtant immédiate et d’une demande mondiale évidente sur l’acier. Derrière l'histoire d'Aublange, c'est celle, réelle, mouvementée, douloureuse de Florange (son usine, son projet de nationalisation temporaire, sa loi du même nom) qui nourrit l'inspiration de l'auteure. 
Trois hommes vont se retrouver au cœur de la lutte et donner une dimension chorale au roman.
Pierre Artigas, fils d’immigrés espagnols venus tenter leur chance en Lorraine à l’époque où elle embauchait, est tombé amoureux du métier à la minute où il a assisté au spectacle de la fonte en fusion (le lecteur aussi est fasciné tant l'auteure sait magnifiquement le décrire et le faire partager). D’abord ouvrier « par défaut », pour cause d’ascenseur social bloqué,  Pierre s’est efforcé de devenir un excellent fondeur, fier de ses gestes et de son expérience, conscient du savoir-faire hérité. Le syndicalisme est une affaire de famille chez les Artigas (parfois payée au prix fort). Lorsque la menace de fermeture de l’usine à chaud se concrétise, Pierre s’implique sans compter pour l’empêcher. Avec sa bouille charismatique et son verbe haut, il devient vite le chouchou des médias tout autant qu’un symbole. C’est l’ouvrier qui refuse de se soumettre tandis qu’Aublange et son avenir incertain font figure de miroir du déclin industriel français.
Daniel Longueville, fils d’ouvriers lui aussi mais pas spécialement fier de l’être. A eu très vite la volonté chevillée au corps de s’extirper de son milieu, est devenu avocat d’affaires puis est entré dans la carrière politique : député, ministre et ne compte pas s’arrêter là. A le verbe haut lui aussi mais ne le met pas au service des mêmes causes. Vivait assez bien son statut de transfuge social (pour employer un terme cher à Annie Ernaux) jusqu'à ce que le dossier Aublange et ses enjeux lui rappellent que dignité ouvrière ne forme pas un oxymore. 
Max Oberlé, sculpteur coté dont les œuvres monumentales sont commandées par les salles d'exposition les plus prestigieuses. Issu de la grande bourgeoisie, il n'a jamais eu à se préoccuper du sort des ouvriers, a accompli son parcours professionnel en solitaire en rencontrant certes reconnaissance et notoriété mais sans jamais éprouver la joie de la fraternité, de l'appartenance au groupe et des "espoirs partagés". Âgé et malade, il est ému par le combat des "Aublanges" et aimerait que son Monumenta, tout en acier lorrain, témoigne de leur savoir-faire et serve leur cause. 
C'est avec une très belle qualité d'écriture qu'Isabelle Stibbe rend compte de l'âpreté de cette lutte et des enjeux humains qui lui sont attachés. Le vocabulaire est juste, pertinent, riche ; le style s'autorise quelques envolées lyriques ou musclées mais toujours bien dosées. L'auteure semble à l'aise dans la pugnacité (des réflexions bien senties sur les dommages du libéralisme et de la mondialisation) comme dans l'évocation poétique, presque nostalgique déjà d'un monde ouvrier appelé à se justifier d'exister encore. Mais l'on perçoit que, tel un chevalier, elle bataille justement contre une nostalgie possible qui signifierait que cette activité se conjugue au passé, activité qu'elle veut présente, réelle et non masquée par des parcs d'attraction ou des musées, des ouvriers qu'on laisse travailler, tout simplement. 

"Les parents, quand ils faisaient la grève, c'était pour des augmentations de salaire. Les fils, aujourd'hui, ils font la grève pour continuer à travailler. Chacun sent bien qu'ils sont au cœur de la contradiction : le travail à l'usine est toujours vécu comme une aliénation. Or ce travail, c'est ce qui les rend dignes."

"Le soleil s'y levait à l'ouest, c'est du moins ce que croyaient les gamins qui de leur chambre observaient la coulée rougir le ciel, chaque matin, à travers les volets. Heures fascinantes passées à la fenêtre, yeux écarquillés sur l'aube incandescente nimbant cette masse puissante et bruyante : l'usine tournant à plein régime. Les hauts-fourneaux étaient leur cosmogonie. C'était Orion et les Pléiades, Sirius et Andromède. C'était les astres et les globes, les feux et les cieux, les comètes, les volcans, les éclairs convulsifs. Le monde battait au rythme de ce Titan, géant vorace avalant à grandes goulées minerai de fer et charbon qu'il régurgitait en flots de fonte et de laitier. Quel festin, quelle fournaise, quel fracas !"


http://souslesgalets.blogspot.fr/2015/09/non-challenge-de-pepites-2015-2016-coup.html#comment-form
Lecture que j'inscris en pépite pour ma première participation au non-challenge des pépites 2015-2016 chez Galéa !

*comment je l'ai obtenu ? (info à donner pour le non-challenge) : pour lever l'équivoque de "en m'emparant ", je précise que j'ai bien versé ma contribution financière comme pour tous mes livres sauf ceux qu'on me prête ou qu'on m'offre. 

samedi 10 octobre 2015

La septième fonction du langage de Laurent Binet


Tandis que je visualise l’ordonnée de l’axe paradigmatique m'offrant un choix de vocabulaire comme du linge mis à disposition dans les tiroirs d’un chiffonnier et que j’ordonne mes mots en abscisse sur l’axe syntagmatique en espérant que la locomotive soit assez puissante pour entraîner l’ensemble, je fais la liste de tout ce que ce livre m’a apporté. Il m’a intriguée, il m’a amusée, il m’a instruite. Autant dire que je me suis délectée sur presque 500 pages. Une intrigue de nature policière constitue le ressort principal du roman. Partant de cette hypothèse_ si Roland Barthes, le critique, le sémiologue n'avait pas été renversé accidentellement par une camionnette en 1980 ?_ l'auteur nous plonge dans une enquête dont les enjeux sont exacerbés par l'imminence de la campagne présidentielle. En effet, il apparaît vite que Barthes aurait eu en sa possession la septième fonction du langage, celle que Jakobson, dans ses Essais de linguistique générale n'aurait pas voulu révéler par crainte de l'immense pouvoir qu'elle procure à celui qui la maîtrise. 
Les milieux intellectuels de l'époque sont bien sur interpellés et c'est ainsi qu'entrent en scène des personnages tels que Foucault, Deleuze, Althusser et Derrida, les universitaires ainsi que le couple Kristeva-Sollers avec dans leur sillage, BHL (ces deux derniers étant particulièrement épinglés par Binet). Vu les enjeux de l'enquête, les milieux politiques sont également sur les rangs, Giscard, le Président en place (le premier dont j'ai des souvenirs, c'est sans doute fort naïf mais son prénom m'intriguait...), sérieusement menacé dans son renouvellement de mandat par l'éternel challenger, Mitterrand. Chacun peut bien sûr compter sur le soutien de son clan, côté pouvoir en place, les deux Michel , Poniatowski et d'Ornano, côté prétendant, un bataillon en rangs serrés composé de Fabius, Debray, Lang, Badinter, Moati et Attali. J'étais encore enfant à l'époque mais je me rappelle bien cette campagne présidentielle (Ah, le fameux débat télévisé !). C'est la première fois que j'ai eu une conscience politique (certes, largement influencée par celle de mes parents) et j'ai vu repasser tous ces noms avec une forme de nostalgie, marqueurs d'une époque où je commençais à percevoir le sérieux du monde des adultes. 
Ajoutons, côté intrigue, que le roman sort du cadre français (le pouvoir est un enjeu universel) pour aller faire un petit tour en Italie à la rencontre du brillant Umberto Eco et qu'un autre contexte tout aussi prégnant est abordé, celui du terrorisme politique de tous bords dont Bologne fut le témoin sanglant.
Mais il est temps de parler des protagonistes chargés de cette enquête compliquée (plusieurs services secrets s'en mêlent aussi...). Comme souvent, il s'agit d'un duo. Pas très original, d'accord mais efficace car l'auteur a su les choisir en jouant la carte des contraires.  Le commissaire Jacques Bayard, bon flic qui connaît ses limites, comprend qu'il n'évolue pas sur son terrain de chasse habituel  et qu'il lui faut une sorte de guide pour décrypter le langage (pour ne pas dire jargon) de tous ces intellectuels qu'il méprise un peu par ailleurs. Il le trouve en la personne d'un jeune doctorant, Simon Herzog embarqué pour raison d'Etat sur la piste des assassins de Barthes. Ils n'appartiennent pas à la même génération, n'ont pas spécialement les mêmes valeurs (l'un est un ancien de la guerre d'Algérie, l'autre, un intellectuel de gauche), ne s'apprêtent donc pas à glisser le même bulletin dans l'urne mais ces deux-là vont finir par s'apprécier et s'entraider. L'auteur construit progressivement leur amitié improbable sur un ton mi-paternaliste, mi-complice rehaussé de quelques saillies goguenardes, les deux compères prenant plaisir à se brocarder un peu (la joute oratoire est un fil directeur du roman). De manière générale, Laurent Binet adopte un ton moqueur, plus ou moins appuyé, pour dépeindre ces milieux politiques et intellectuels des années 80. Comme il ne s'embarrasse pas de changer les noms, on peut clairement identifier les membres de ce "tout petit monde" (pour emprunter une expression chère à un autre universitaire, David Lodge) et suivre leurs déconvenues. A certains moments, j'ai quand même eu la sensation que l'on était pas loin du règlement de comptes et qu'à une autre époque, tout ça aurait pu se solder par une rencontre à l'aube, au coin d'un pré. 
Si j'ai apprécié l' aspect enquête sur fond parfois caustique pour son petit côté page turner, ce n'est pourtant pas la raison qui m'a orienté vers ce livre. Je l'ai bel et bien choisi parce qu'il propose de triturer le langage (la lecture de Epépé de Ferenc Karinthy reste un de mes grands moments de lecture). J'ai adoré découvrir les pères fondateurs de la linguistique et de la sémiotique, Saussure et Jakobson, les 2 axes, les différentes fonctions, les pôles. J'ai trouvé Binet, pédagogue et habile dans sa présentation de cet échantillon de linguistique à tel point que j'ai presque regretté que mon parcours universitaire ne me l'ait pas proposé (tout en me disant qu'avec un mauvais prof, cela aurait été redoutable). Après la théorie, j'ai suivi avec intérêt, les travaux pratiques, les joutes oratoires du Logos club. Bon, c'est vrai, j'ai un peu décroché au moment du cours d'approfondissement, lors du colloque de Cornell. Je dois dire que la passe d'armes Derrida versus Austin représenté par son disciple Searle m'a laissée sur le côté mais, peu importe, avec illocutoire et perlocutoire, j'ai deux mots de plus à ranger dans le chiffonnier (ok, ils ne vont pas forcément servir souvent mais je préfère l'abondance à la pénurie).
Mais il est grand temps, après ce long trajet, de ranger la locomotive en gare car sinon je risque de vous embarquer au pays de la fonction phatique (explication p 146) ce qui ne serait pas franchement performatif. 

C'est l'excellent billet de Delphine-Olympe qui m' a permis de découvrir cette pépite !