mercredi 28 janvier 2015

Le vrai lieu d'Annie Ernaux



Attirée par le bandeau rouge et ses lettres en capitales, j'ai emporté le livre sans me poser de questions et sans regarder la 4ème de couverture (je la consulte rarement, il est vrai). Le nom de l'auteur, efficace dans sa sobriété, a agi comme un aimant. S'il s'était agi d'autre chose que d'un livre, j'aurais fulminé longuement sur ma méprise car en l'ouvrant, j'ai réalisé qu'il ne s'agissait pas du dernier roman d'Annie Ernaux mais d'un livre d'entretiens. Je n'ai cependant eu aucune raison d'être déçue. Bien au contraire, j'ai vraiment apprécié les propos de cette femme intelligente qui analyse son rapport à l'écriture et ne se défile pas, même lorsque celui-ci relève de l'intime. Rien de clinquant chez Annie Ernaux mais un regard lucide sur son parcours d'écrivain qui, bien qu'elle explore longuement dans ses livres la question féminine, ne veut pas être considérée comme une femme qui écrit mais comme quelqu'un qui écrit. Et ne lui parlez pas non plus d'autofiction, le sujet la fâche et, pour être au plus juste, je préfère la citer : "Je n'ai jamais eu envie que le livre soit une chose personnelle. Ce n'est pas parce que les choses me sont arrivées à moi que je les écris, c'est parce qu'elles sont arrivées, elles ne sont donc pas uniques. Dans "La Honte", "la Place", "Passion simple", ce n'est pas la particularité d'une expérience que j'ai voulu saisir mais sa généralité indicible".
Mais les questions posées par Michelle Porte s'intéressent d'abord aux lieux, à commencer par la ville où habite Annie Ernaux depuis 34 ans, Cergy Pontoise, qu'elle défend contre les préjugés qui prétendent la qualifier. Cergy entre ville et campagne, "entre deux", un peu comme une disposition idiosyncratique de cette femme, originaire d'un milieu modeste et accédant par les études à un environnement plus bourgeois, plus cultivé. Transfuge social (elle emploie l'expression) Annie Ernaux a mis du temps pour gérer cette déchirure , pour accepter la séparation qui accompagne l'accès au savoir intellectuel. Son premier livre, "Les armoires vides" est empli de cette colère. "Violence exhibée" encore pour les deux suivants "Ce qu'ils disent ou rien" et "La femme gelée". Apaisement sans doute avec "La Place" où elle évoque son père en disant "il" et choisit, pour éviter les écueils du misérabilisme ou du populisme,  une "écriture factuelle" expurgée de tout affect. Pour Annie Ernaux, le danger réside avant tout dans la forme choisie ("C'est la forme qui bouscule, qui fait voir les choses autrement"). D'ailleurs, elle reconnaît avoir peiné à trouver celle qui convenait pour "Les Années", une structure très impersonnelle,  dont elle était convaincue de la justesse tout en étant persuadée d'avoir rendu le livre "illisible". 
A la fin de l'entretien, Annie Ernaux confie à Michelle Porte, avoir surpris un jour, les propos d'un conseiller culturel affirmant qu'elle ne savait pas parler de ses livres. Il est clair que cette femme discrète n'est pas à l'aise avec l'exercice, écrire obéit pour elle à une nécessité et lui donne le sentiment d'un accomplissement. Pour le moins, elle sait parler de son écriture, son "vrai lieu". C'est sans nul doute tout aussi intéressant.

jeudi 22 janvier 2015

L'Île du Point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès

Ce livre est un véritable feu d’artifice : des fusées colorées qui racontent chacune leur histoire et dont on pressent qu’elles vont finir par crépiter ensemble pour nous livrer une apothéose scintillante des plus inouïes.
D’un point de vue plus rigoureux, il s’agit d’un procédé de mise en abyme ou plutôt de « mise en abysse » car avec « Némo » dans le titre, on s’attend quand même à embarquer dans le fameux Nautilus.
Revenons à nos élucubrations pyrotechniques. De toutes façons, la rigueur ne sied pas à ce roman foisonnant. Le récit enchâssé (dont on se demande d’ailleurs s’il n’est pas « châsse » lui-même tant il prend la première place) est une histoire à la fois lue et imaginée par Arnaud Méneste, dans la plus pure tradition des lectures orales qui accompagnent le travail des cigarières caribéennes. C’est la fusée la plus brillante de l’ensemble. Elle tient à la fois de la poursuite d'un trésor et du tour du monde,  à la Jules Verne bien sûr. Son éclat se nourrit d’érudition (désormais, je sais ce que signifie « apocoloquintose »), de rebondissements et d’une inventivité débridée, le tout dans un espace-temps dont on finit par deviner qu’il se place dans un futur masqué par les habits du passé. Tous les moyens de locomotion (sur terre, sur mer et dans les airs, selon la formule consacrée)  sont convoqués pour servir cette odyssée frénétique dans laquelle sont embarqués Martial Canterel, gentleman opiomane, un certain Holmes dont le prénom n’est pas Sherlock, une gouvernante efficace, un majordome qui lui rend la pareille, une lady plantureuse et sa fille ensommeillée.
Les fusées « secondaires » sont constituées par les histoires respectives des employés et du directeur de B@bil Books, une usine d’assemblage de liseuses numériques qui s’est installée dans les locaux d’une fabrique de tabac après sa faillite. En effet, malgré les efforts d’Arnaud et de son épouse Dulcie, le cigare du Périgord ne trouve pas preneur. L’exotisme lui fait défaut. Evidemment, censées se dérouler dans la « vraie » vie, leur éclat est terni par la glèbe du quotidien. Ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher le merveilleux mais peu importe, l’autre histoire en fournit suffisamment.
Prémices d’un crépitement concerté, un pigeon traverse, en bon voyageur, les deux histoires. Elles finissent par fusionner, au terme « d’une longue approche en hélice ».

Je ne suis pas sûre d’avoir saisi tous les ressorts de ce roman qui m’a fait penser à un cabinet des merveilles. J’en perçois les clins d’œil. Ils sont lumineux d’intelligence, de fantaisie, d’hommages rendus aux auteurs, aux lecteurs et aux livres (avec couverture, pages, encre…). Oui, une véritable symphonie colorée, cette « île du Point Némo ».

vendredi 2 janvier 2015

Les hommes en général me plaisent beaucoup de Véronique Ovaldé



Les romans de Véronique Ovaldé en général me plaisent beaucoup. Pourquoi ? Je pourrai répondre que cet auteur a un style singulier. D'accord,  mais pas suffisant. D'autres auteurs ont un style bien à eux, une patte, une touche, qu'on retrouve avec impatience à chaque nouveau livre, sur lequel on s'est en général rué et qui nous procure, une fois achevé, la satisfaction de l' attente comblée. Qu'est-ce qui, dans sa singularité, m'émeut, me touche ? Je pense que c'est parce qu'elle a une sorte de grâce, une élégance qui tient dans la contradiction entre la noirceur des thèmes abordés (ce livre-ci n'y échappe pas) et l'apparente spontanéité, fraîcheur du ton. J'ai failli employer le mot "candeur", cela tient peut être au fait que dans les trois romans que j'ai lus d'elle, l'héroïne est à chaque fois très jeune. Pourtant, les mots sont parfois très crus. Le titre de cet ouvrage en est d'ailleurs comme une promesse. Puisque j'en viens en parler du titre, réglons-lui son sort une bonne fois. Bien évidemment, il interpelle, c'est sa mission, mais je pense que Véronique Ovaldé a été mieux inspirée avec des titres comme Déloger l'animal ou La grâce des brigands. Cette phrase, "les hommes en général me plaisent beaucoup", prononcée une seule fois par Lili, l'héroïne, ne sert pas, à mon sens, la cause du livre. Ce n'est pas tant parce qu'elle pourrait choquer (quoi que...) mais parce qu'elle ne correspond pas à l'état de soumission dans laquelle se trouve Lili vis-à-vis du seul Yoïm. La relation d'amour et de dépendance qu'elle a avec lui est unique. Avec Samuel, si beau et si doux (mais peut-être ennuyeux), elle n'éprouve en fait que de la reconnaissance, une forme de gratitude pour l'avoir sortie de prison, prison où elle a séjourné entre 15 et 18 ans, conséquence directe de sa relation avec Yoïm qui pouvait (à grands renforts de petites pilules blanches tout de même) lui faire faire n'importe quoi.
Il faut dire que la loupiote (elle n'a alors que 14 ans) ne vivait pas inondée d'amour et de réconfort non plus, seule avec son petit frère devenu quasi muet suite au décès de leur mère, obligée d'obéir à un père nazi-fanatique, paranoïaque et hypocondriaque par substitution, transformant la maison en cache d'armes, les honorant de sa présence toute militaire, environ une fois par mois pour les ravitailler en gâteaux secs. On peut trouver  plus équilibrant tout de même.
Alors, inéluctablement, lorsque ce voisin en apparence providentiel s'intéresse un peu à elle, c'est une totale carte blanche sur elle-même qu'elle offre. Bien évidemment, Prince charmant, il n'est pas et, sans scrupule, pour ses 14 ans, en fait sa maîtresse et pire sa complice.
Neuf ans plus tard, la petite Lili fait beaucoup d'efforts pour paraître réparée de cette enfance toute cassée mais très vite le verrou que Samuel et elle ont posé sur le passé, se grippe. Présage ? Les animaux du zoo tout proche se sont-ils réellement enfuis ? Est-ce le fascinant Yoïm qu'elle a aperçu ? Comment, alors qu'elle est consciente de sa dépendance, réussir à s'en affranchir ? Choisira-t-elle une résilience douce ou brutale ?

Une géographie fictive toujours aussi charmante (je l'avais évoquée pour Ce que je sais de Vera Candida) , un onirisme animalier particulièrement original, des thèmes forts (on l'aura compris), un mélange improbable de brutalité et de fraîcheur, présenté comme un bouquet dense, des espérances certes ténues mais bien réelles, bref, un assemblage subtil que Véronique Ovaldé maîtrise à merveille et qui plait (en général...). 

jeudi 1 janvier 2015

La Petite Bijou de Patrick Modiano

Lorsque Patrick Modiano a eu son Nobel, j'ai dû reconnaître mon incurie. Je le connaissais de nom, je pouvais citer sans doute un titre et même préciser que dans La femme au carnet rouge d'Antoine Laurain, il est question de lui mais à part ça, rien. Maigre constat, ignorance crasse. Bon, je ne suis peut être pas la seule. Mais c'est un de mes principes de lectrice (je réfléchis sérieusement à rédiger un billet sur ces fameux "principes"), j'accorde de l'importance aux prix littéraires, surtout le Nobel de littérature car il consacre une œuvre entière et non un livre en particulier. Mais voilà, quand je découvre un auteur et qu'il rentre dans mes "favoris", j'ai tout de suite une petite tendance à viser l'exhaustivité de sa production alors forcément, ça restreint le champ des découvertes. Bon, là, j'essaie lamentablement de me trouver des excuses pour ne pas avoir lu du Modiano AVANT son Nobel. Certes, ça m'est arrivé plusieurs fois de lire le Goncourt de l'année avant qu'il ne l'ait mais c'est quand même plus classe d'être une inconditionnelle du futur Nobel, par exemple comme Galéa, une bloggeuse talentueuse. Pour que j'aie l'air un peu intuitive, il faudrait donc que Auster, Paasilinna ou Somoza soient consacrés. A suivre...
 Me voilà donc embarquée dans un parcours Modiano et force est de constater, après la lecture de La Petite Bijou qui suit celle de Dimanches d'août, que "j'aime lire du Modiano". Je sais bien que je n'atteins pas un summum dans la pertinence de mon analyse en disant "j'aime lire du Modiano". Certes, mais premier constat tout de même. Qu'est-ce qui me plait dans les histoires de Modiano (bon d'accord, je n'en ai lu que deux) ? Elles sont d'apparence simple, pourraient se résumer facilement sur le plan de l'intrigue et pourtant, elles contiennent beaucoup (et là, je pense aussitôt au partage des parts qu'avait fait Prométhée dans le fameux mythe mais doutant fort de la pertinence de mon propos, je préfère ne pas développer). D'apparence peu mais tout en fait : il faut s'être coltiné l'inverse dans certains romans pour apprécier. Tout doucement, dans un style à la fois lent (que d'aucuns qualifieraient d'ennuyeux) et fluide, Modiano aborde des questions fondamentales mais sans appuyer, sans insister. Je crois qu'il fait confiance à l'intelligence du lecteur pour s'en emparer. Merci Monsieur Modiano.


Dans La Petite Bijou, une toute jeune femme, Thérèse Cardères croît reconnaître, dans le métro, sa mère dont on lui a annoncé qu'elle était décédée au Maroc douze ans plus tôt. Elle la suit et découvre que cette femme vit en banlieue, seule, et qu'elle n'est plus en mesure de payer son loyer. Mais qui était cette mère ? Est-elle Suzanne, selon son état civil ou la comtesse O'Dauyé ? Une danseuse aux chevilles brisées, une sorte d'ange déchu qui ne sait que faire de la petite fille qui vit à ses côtés et qui reporte par moment ses désirs de gloire sur celle qu'elle a surnommé "La Petite Bijou".  Livrée à elle-même dans un grand appartement parisien, soumise aux absences ou aux crises de sa mère, confiée, le jeudi (nous sommes en 1967) aux bons soins d'un oncle supposé, la Petite Bijou sent que son sort pourrait ressembler à celui du petit caniche noir, son seul compagnon, perdu ou plutôt abandonné au cours d'une promenade. Et, de fait, c'est ce que sa mère finira par faire, ne revenant jamais la chercher après un séjour de vacances à la pension de Fossombronne-la-forêt.

C'est toute cette enfance délaissée qui revient de manière obsédante à la mémoire de Thérèse, devenue adulte, d'autant plus que son travail de garde d'enfants, l'amène à côtoyer un couple énigmatique, presque évanescent, les Valadier, bien "encombrés" de leur petite fille. Une petite fille jamais nommée, comme une négation de son importance, de son existence. Une situation qui entre en résonance avec le passé de Thérèse et en amplifie la souffrance. 

Pourtant Thérèse trouve du réconfort auprès d'un certain Moreau-Badmaev, traducteur de langues rares ("le persan des prairies" !) et d'une pharmacienne parisienne (là, j'ai eu du mal à comprendre l'intérêt, le sens du personnage, si ce n'est par rapport aux médicaments...) mais rien n'y fait, Thérèse revient sans cesse à sa boîte à souvenirs, le passé n'est pas soldé. 

Elle finit par errer dans les rues de Paris, cherchant ses repères d'enfance, évanouis, insaisissables mais la nostalgie l'étreint, la nostalgie au sens étymologique, comme l'explique si bien Kundera dans L'ignorance, cette souffrance de l'impossible retour.
Errances et nostalgie, symptômes de l'impossible quête des origines et de soi, l'enfance comme du sable qui empêche tout ancrage, quelle belle part vous nous livrez là, Monsieur Modiano.