Il
ne semble doué que pour la faiblesse. Pusillanime et versatile, tel est le
personnage principal de ce roman qui a pour cadre l’île de Cuba dans les années
20. Cet homme qui est pourtant le narrateur n’est jamais nommé, un peu comme un
miroir à la transparence de sa volonté. L’aisance financière relative dont il
bénéficie lui procure les moyens d'une vie dissolue. Armateur par héritage de
trois bateaux de pêche, il a abandonné sa carrière de chimiste au sein d’une
entreprise sucrière. N’ayant pas en lui la rage de ceux qui avancent le ventre creux, il traîne sa langueur de bars
en lupanars, consommant ce qui est offert dans ces lieux sordides qu'Enrique Serpa
sait décrire dans toute leur fatigue. Pour soigner sa santé malmenée par des
années d'excès, l'armateur noceur se conforme à la prescription médicale :
prendre l'air en mer à bord du fleuron de sa petite flotte, La Buena Ventura
commandée par un impressionnant capitaine surnommé Requin. Là, la mollesse de
notre dandy (dont l'équipage raille en sourdine la pantalon de flanelle et la
veste en cachemire) ne peut que mettre en exergue la farouche détermination de
Requin dont le caractère affuté comme une lame impose d'emblée le respect aux
marins. Mais malgré tout le talent du capitaine pour repérer les bancs de
mérou, le résultat de la campagne de pèche permet à peine de couvrir les frais
engagés. L'offre surabondante de poissons, conséquence directe d'une
concurrence déloyale des bateaux frigorifiques américains rend le prix d'achat
dérisoire. Les marins goûtent une fois de plus l'amère expérience du labeur acharné
qui n'accorde pas, comme une juste récompense, la satisfaction de réjouir son foyer
d'une bonne pitance. Requin, toujours
pugnace, suggère alors au propriétaire de la flottille de se tourner vers une
activité rendue lucrative par l'instauration de la Prohibition chez le puissant
voisin : la contrebande d'alcool. Un peu par cupidité mais surtout enivré par
la promesse d'émotion associée à cette entreprise risquée, l'armateur se laisse
convaincre et même absorber par l'aventure. Son caractère craintif voire pleutre a enfin une occasion de s'affirmer face à Requin. Le dandy las et dolent va pouvoir vibrer. Il dépense alors une
incroyable énergie pour collecter les fonds nécessaires à l'achat de la
marchandise et pour prendre contact avec les acheteurs. Quand tout est prêt,
l'aventure peut commencer. A ce stade de l'histoire et contrairement à ce à
quoi on aurait pu s'attendre, le lecteur va devoir accepter quelques longueurs
car Enrique Serpa a décidé de prendre son temps. En effet, les journées de
navigation nécessaires pour rejoindre le point de rencontre et débarquer la
précieuse cargaison sont l'occasion pour l'auteur de brosser un portrait
psychologique et social des autres marins. Il oppose la résignation du vieux
Martín à la colère sourde de Pepe le catalan, Pepe qui enrage de ne pas
parvenir à nourrir correctement ses gosses, qui est révulsé par tant
d'inégalités entre les armateurs, soutenus par le gouvernement, et les pécheurs,
acculés à une vie sans espoir. Dans la colère de Pepe, il y a le désespoir
contenu de tout un monde de miséreux entre les prostituées fatiguées de La
Havane, les marins exploités, les gosses anémiques et va-nu-pieds, les paysans
résignés des hameaux et, pauvres parmi les pauvres, les "éboueurs" qui survivent des rebuts des autres. C'est avec une infinie tendresse qu'Enrique
Serpa nous les présente, eux qui sont ses compatriotes, cherchant peut être à restaurer un peu de leur dignité
bafouée par tant d'injustice et de pauvreté. Le propos du livre est servi par
une écriture magnifique. Dire que ce roman écrit en 1938 n'a été traduit et
édité en France qu'en 2009. Remarquable travail de la maison Zulma qui a su
dénicher cette pépite et surtout travailler avec un traducteur capable d'en
préserver la beauté littéraire. Car quel matériau ! On comprend pourquoi le
grand Hemingway lui-même avait repéré les talents de romancier d'Enrique Serpa
et l'exhortait à ne pas rester journaliste. C'est en effet avec une poésie sans cesse
renouvelée que l'auteur nous décrit tout un univers maritime, que ce soit le dur
labeur des pécheurs mais aussi la fière allure de la goélette, les infinies
textures de la mer et la palette des couleurs du ciel quand il se reflète dans
cette immensité.
C'est aussi avec une profonde humanité qu'il présente la colère d'un peuple et annonce en quelque sorte une révolte en marche.
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