jeudi 2 avril 2015

Contrebande d'Enrique Serpa




Il ne semble doué que pour la faiblesse. Pusillanime et versatile, tel est le personnage principal de ce roman qui a pour cadre l’île de Cuba dans les années 20. Cet homme qui est pourtant le narrateur n’est jamais nommé, un peu comme un miroir à la transparence de sa volonté. L’aisance financière relative dont il bénéficie lui procure les moyens d'une vie dissolue. Armateur par héritage de trois bateaux de pêche, il a abandonné sa carrière de chimiste au sein d’une entreprise sucrière. N’ayant pas en lui la rage de ceux qui avancent le ventre creux, il traîne sa langueur de bars en lupanars, consommant ce qui est offert dans ces lieux sordides qu'Enrique Serpa sait décrire dans toute leur fatigue. Pour soigner sa santé malmenée par des années d'excès, l'armateur noceur se conforme à la prescription médicale : prendre l'air en mer à bord du fleuron de sa petite flotte, La Buena Ventura commandée par un impressionnant capitaine surnommé Requin. Là, la mollesse de notre dandy (dont l'équipage raille en sourdine la pantalon de flanelle et la veste en cachemire) ne peut que mettre en exergue la farouche détermination de Requin dont le caractère affuté comme une lame impose d'emblée le respect aux marins. Mais malgré tout le talent du capitaine pour repérer les bancs de mérou, le résultat de la campagne de pèche permet à peine de couvrir les frais engagés. L'offre surabondante de poissons, conséquence directe d'une concurrence déloyale des bateaux frigorifiques américains rend le prix d'achat dérisoire. Les marins goûtent une fois de plus l'amère expérience du labeur acharné qui n'accorde pas, comme une juste récompense, la satisfaction de réjouir son foyer d'une bonne pitance.  Requin, toujours pugnace, suggère alors au propriétaire de la flottille de se tourner vers une activité rendue lucrative par l'instauration de la Prohibition chez le puissant voisin : la contrebande d'alcool. Un peu par cupidité mais surtout enivré par la promesse d'émotion associée à cette entreprise risquée, l'armateur se laisse convaincre et même absorber par l'aventure. Son caractère craintif voire pleutre a enfin une occasion de s'affirmer face à Requin. Le dandy las et dolent va pouvoir vibrer. Il dépense alors une incroyable énergie pour collecter les fonds nécessaires à l'achat de la marchandise et pour prendre contact avec les acheteurs. Quand tout est prêt, l'aventure peut commencer. 
A ce stade de l'histoire et contrairement à ce à quoi on aurait pu s'attendre, le lecteur va devoir accepter quelques longueurs car Enrique Serpa a décidé de prendre son temps. En effet, les journées de navigation nécessaires pour rejoindre le point de rencontre et débarquer la précieuse cargaison sont l'occasion pour l'auteur de brosser un portrait psychologique et social des autres marins. Il oppose la résignation du vieux Martín à la colère sourde de Pepe le catalan, Pepe qui enrage de ne pas parvenir à nourrir correctement ses gosses, qui est révulsé par tant d'inégalités entre les armateurs, soutenus par le gouvernement, et les pécheurs, acculés à une vie sans espoir. Dans la colère de Pepe, il y a le désespoir contenu de tout un monde de miséreux entre les prostituées fatiguées de La Havane, les marins exploités, les gosses anémiques et va-nu-pieds, les paysans résignés des hameaux et, pauvres parmi les pauvres,  les "éboueurs" qui survivent des rebuts des autres. C'est avec une infinie tendresse qu'Enrique Serpa nous les présente, eux qui sont ses compatriotes, cherchant peut être à restaurer un peu de leur dignité bafouée par tant d'injustice et de pauvreté. 
Le propos du livre est servi par une écriture magnifique. Dire que ce roman écrit en 1938 n'a été traduit et édité en France qu'en 2009. Remarquable travail de la maison Zulma qui a su dénicher cette pépite et surtout travailler avec un traducteur capable d'en préserver la beauté littéraire. Car quel matériau ! On comprend pourquoi le grand Hemingway lui-même avait repéré les talents de romancier d'Enrique Serpa et l'exhortait à ne pas rester journaliste. 
C'est en effet avec une poésie sans cesse renouvelée que l'auteur nous décrit tout un univers maritime, que ce soit le dur labeur des pécheurs mais aussi la fière allure de la goélette, les infinies textures de la mer et la palette des couleurs du ciel quand il se reflète dans cette immensité.
C'est aussi avec une profonde humanité qu'il présente la colère d'un peuple et annonce en quelque sorte une révolte en marche.



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