vendredi 23 octobre 2015

Les maîtres du printemps de Isabelle Stibbe


Posé sur un pull couleur acier
qui, malgré son air tricoté, donne une allure de
chevalier, cet opus orangé rappelle
de justes causes à mener.
Je ne me doutais pas en m'emparant* de ce livre couleur safran, maison d'édition oblige, je suppose, en le choisissant justement pour son orangé qui invariablement chez moi ravive le doux souvenir d'un célèbre dinosaure télévisuel (tant pis, j'assume), je ne me doutais pas, disais-je, à sa couverture soyeuse et à son titre fleuri (tiré d'une magnifique citation de Pablo Neruda) que l'auteure allait proposer de nous plonger à l'opposé du doux, du soyeux et du fleuri, dans un univers d’acier, de bruit, d’incandescence et de métal en fusion, le tout avec un arrière-plan de crise et de lutte ouvrière.
 En Moselle, la vallée de la Fensch déroule ses usines sidérurgiques et ses menaces de fermeture. Des logiques financières de grands groupes sont à l’œuvre, dépassant complètement voire méprisant la volonté farouche de centaines d’ouvriers de maintenir l'activité du dernier haut-fourneau d’Aublange, la volonté de poursuivre un métier qui avait été garanti à vie aux générations précédentes, récompense attendue, telle un accord tacite inoxydable pour prix de la dureté et du danger. Des logiques qui font fi d’une rentabilité pourtant immédiate et d’une demande mondiale évidente sur l’acier. Derrière l'histoire d'Aublange, c'est celle, réelle, mouvementée, douloureuse de Florange (son usine, son projet de nationalisation temporaire, sa loi du même nom) qui nourrit l'inspiration de l'auteure. 
Trois hommes vont se retrouver au cœur de la lutte et donner une dimension chorale au roman.
Pierre Artigas, fils d’immigrés espagnols venus tenter leur chance en Lorraine à l’époque où elle embauchait, est tombé amoureux du métier à la minute où il a assisté au spectacle de la fonte en fusion (le lecteur aussi est fasciné tant l'auteure sait magnifiquement le décrire et le faire partager). D’abord ouvrier « par défaut », pour cause d’ascenseur social bloqué,  Pierre s’est efforcé de devenir un excellent fondeur, fier de ses gestes et de son expérience, conscient du savoir-faire hérité. Le syndicalisme est une affaire de famille chez les Artigas (parfois payée au prix fort). Lorsque la menace de fermeture de l’usine à chaud se concrétise, Pierre s’implique sans compter pour l’empêcher. Avec sa bouille charismatique et son verbe haut, il devient vite le chouchou des médias tout autant qu’un symbole. C’est l’ouvrier qui refuse de se soumettre tandis qu’Aublange et son avenir incertain font figure de miroir du déclin industriel français.
Daniel Longueville, fils d’ouvriers lui aussi mais pas spécialement fier de l’être. A eu très vite la volonté chevillée au corps de s’extirper de son milieu, est devenu avocat d’affaires puis est entré dans la carrière politique : député, ministre et ne compte pas s’arrêter là. A le verbe haut lui aussi mais ne le met pas au service des mêmes causes. Vivait assez bien son statut de transfuge social (pour employer un terme cher à Annie Ernaux) jusqu'à ce que le dossier Aublange et ses enjeux lui rappellent que dignité ouvrière ne forme pas un oxymore. 
Max Oberlé, sculpteur coté dont les œuvres monumentales sont commandées par les salles d'exposition les plus prestigieuses. Issu de la grande bourgeoisie, il n'a jamais eu à se préoccuper du sort des ouvriers, a accompli son parcours professionnel en solitaire en rencontrant certes reconnaissance et notoriété mais sans jamais éprouver la joie de la fraternité, de l'appartenance au groupe et des "espoirs partagés". Âgé et malade, il est ému par le combat des "Aublanges" et aimerait que son Monumenta, tout en acier lorrain, témoigne de leur savoir-faire et serve leur cause. 
C'est avec une très belle qualité d'écriture qu'Isabelle Stibbe rend compte de l'âpreté de cette lutte et des enjeux humains qui lui sont attachés. Le vocabulaire est juste, pertinent, riche ; le style s'autorise quelques envolées lyriques ou musclées mais toujours bien dosées. L'auteure semble à l'aise dans la pugnacité (des réflexions bien senties sur les dommages du libéralisme et de la mondialisation) comme dans l'évocation poétique, presque nostalgique déjà d'un monde ouvrier appelé à se justifier d'exister encore. Mais l'on perçoit que, tel un chevalier, elle bataille justement contre une nostalgie possible qui signifierait que cette activité se conjugue au passé, activité qu'elle veut présente, réelle et non masquée par des parcs d'attraction ou des musées, des ouvriers qu'on laisse travailler, tout simplement. 

"Les parents, quand ils faisaient la grève, c'était pour des augmentations de salaire. Les fils, aujourd'hui, ils font la grève pour continuer à travailler. Chacun sent bien qu'ils sont au cœur de la contradiction : le travail à l'usine est toujours vécu comme une aliénation. Or ce travail, c'est ce qui les rend dignes."

"Le soleil s'y levait à l'ouest, c'est du moins ce que croyaient les gamins qui de leur chambre observaient la coulée rougir le ciel, chaque matin, à travers les volets. Heures fascinantes passées à la fenêtre, yeux écarquillés sur l'aube incandescente nimbant cette masse puissante et bruyante : l'usine tournant à plein régime. Les hauts-fourneaux étaient leur cosmogonie. C'était Orion et les Pléiades, Sirius et Andromède. C'était les astres et les globes, les feux et les cieux, les comètes, les volcans, les éclairs convulsifs. Le monde battait au rythme de ce Titan, géant vorace avalant à grandes goulées minerai de fer et charbon qu'il régurgitait en flots de fonte et de laitier. Quel festin, quelle fournaise, quel fracas !"


http://souslesgalets.blogspot.fr/2015/09/non-challenge-de-pepites-2015-2016-coup.html#comment-form
Lecture que j'inscris en pépite pour ma première participation au non-challenge des pépites 2015-2016 chez Galéa !

*comment je l'ai obtenu ? (info à donner pour le non-challenge) : pour lever l'équivoque de "en m'emparant ", je précise que j'ai bien versé ma contribution financière comme pour tous mes livres sauf ceux qu'on me prête ou qu'on m'offre. 

6 commentaires:

  1. Un thème qui m'intéresse... et qui semble, à te lire, élégamment traité.

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    1. Oui, je trouve que c'est bien écrit. J'ai ajouté deux citations pour illustrer les variations de son style (mais ça ne rend pas compte de toute sa palette qui est riche). Tu vois les post-il sur la photo ? Ce sont tous les passages que j'ai repérés...
      J'en ai mis davantage sur Babelio mais je pense que je devrais créer une page sur ce blog réservée aux citations.

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    2. Ah oui ! Je viens de les voir, je ne les avais pas remarqués...
      De mon expérience personnelle, les visiteurs ne vont pas tellement sur les pages citations (c'est ce que j'ai fait sur mon blog). J'ai l'impression que si tu veux diffuser des citations, il vaut mieux les intégrer à tes posts de commentaires. Mais bon, ce n'est que mon avis...

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  2. C'est fou quand même comment cette romancière passe d'un registre à l'autre...Je n'ai toujours pas lu son Bérénice qui me tente terriblement, celui-ci m'a l'air beaucoup plus rude, plus dénonciateur aussi. Je vais lire son premier et voir si sa plume me convient, si c'est le cas je reviendrai vers celui-ci.
    (sa dernière phrase du premier extrait est splendide, et tellement juste, je crois qu'elle parvient à résumer en quelques mots à quel point le monde a changé)

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    1. Alors là c'est clair que cette fille a du talent ! (ça me fait plaisir, cette année, j'ai découvert plein d'auteures_des femmes donc_talentueuses car mine de rien, je veille un peu à la parité sur ce blog)
      Je peux te dire qu'elle a le sens de la formule ou du choix du vocabulaire et ce n'est pas creux en plus, pas qu'un assemblage de mots... ah, comme j'aimerais savoir faire ça.
      Moi aussi, le Bérénice 34-44 me tente beaucoup. Je pense qu'il va être commandé à ma prochaine visite à la librairie.

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    2. oui en plus il est sorti en poche et avait déjà été salué par les blogueurs.
      Merci de ta participation.

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