vendredi 25 octobre 2019

La grande escapade de Jean-Philippe Blondel


Enfant, je jouais très souvent dans la cour de récréation de l’école. Elle jouxtait le jardin du logement de fonction de mes parents, les instituteurs du village. Je n’avais qu’un pas à faire pour profiter de ce vaste espace quand, la classe terminée, les élèves rentraient chez eux. Cette cour ne comportait aucun équipement particulier, aucun jeu (je parle d’une école rurale dans les années 70…) mais juste un énorme tilleul dont il fallait « faire le tour en marchant sur ses racines sans toucher le macadam ». Disposer ainsi de manière presque exclusive de l’espace de l’école me donnait le sentiment d’un grand privilège. C’était d’ailleurs bien le seul car, pour le reste, mes sœurs et moi, étions logées à la même enseigne que les autres élèves. Il n’était pas question que l’on reproche à mes parents le moindre favoritisme et nous le comprenions fort bien.
Cette longue introduction, assez personnelle alors que je n’en ai pas l’habitude, pour expliquer à quel point ce nouvel opus de Jean-Philippe Blondel a pu faire écho en moi. C’est la première fois que je lis un roman contemporain dont le cadre se situe dans l’enceinte même d’une école. Ici, il s’agit d’un grand groupe scolaire situé en ville avec presque une dizaine d’institutrices et instituteurs, et autant de logements de fonction, des appartements qui favorisent une forme de promiscuité. Différentes familles d’enseignants (« les Goubert », « les Lorrain »…) y vivent avec leurs enfants.
C’est avec plaisir que j’ai retrouvé la petite musique de Jean-Philippe Blondel. J’ai toujours des difficultés pour définir avec précision son style alors que d’emblée, je le ressens. Il me semble que cela procède d’une sorte d’imprégnation douce et discrète au fil des pages et non sur le relief singulier d’un mot ou d’une phrase. Par exemple, dans ce roman, il va systématiquement appeler chacun des personnages par son prénom et son nom ce qui apporte un regard tantôt tendre tantôt cocasse mais en tout cas toujours « enrobant » voire nostalgique sur les situations vécues. Les prénoms de la génération des enfants nous plongent au cœur des années 70.
Ces enfants jouent ensemble dans et en dehors de l’école, formant une bande dans laquelle les rôles sont parfois redistribués, surtout à l’aube de l’adolescence où les personnalités s’affirment et se redessinent. Il m’a semblé reconnaître l’auteur à travers le personnage de Philippe Goubert, le fils de la directrice de l’école maternelle. Maladroit et mal compris, il va heureusement bénéficier de l’enseignement d’un instituteur qui pratique avec bonheur une pédagogie façon Freinet. Philippe Goubert y gagne une assurance nouvelle et le goût de l’écriture.
C’est une école en mutation que donne à saisir Jean-Philippe Blondel. Devenue mixte depuis peu, dans la mouvance de mai 1968, elle hésite encore entre, d’une part, un système ancien basé sur une forme d’autoritarisme et une pédagogie descendante et, d’autre part, des innovations inspirées de l’Education nouvelle rendant l’élève acteur de ses apprentissages.  Ce changement s’exprime à travers l’antagonisme qui oppose Gérard Lorrain, le directeur de l’école élémentaire et Charles Florimont, Freinetiste convaincu et passionné. Quelles que soient les convictions des uns et des autres, et sans doute parce que je pratique moi aussi ce métier avec des élèves un peu plus grands, j’ai ressenti une profonde tendresse pour tous ces enseignants qui exerçaient dans une société en pleine transformation. J’ai compris leurs doutes, leurs hésitations, j’ai souri de leurs enthousiasmes.
Dans ce roman, les adultes eux-mêmes semblent en questionnement, en bascule entre des tensions contradictoires. On perçoit le poids de l’usure sur ces couples mariés sans doute assez tôt, on comprend particulièrement la fatigue de ces institutrices-mères de famille-épouses à une époque où le partage des tâches n’allait pas de soi. Ces adultes dans la quarantaine, étouffent sans doute un peu, coincés dans leur école et leurs logements de fonction, sous les regards obliques des uns et des autres. Quelles aspirations profondes sont-ils obligés de taire ? 
Jean-Philippe Blondel a su montrer avec finesse ces transitions, ces transformations à venir, celles des enfants qui entrent dans l’adolescence, celle de l’Ecole qui doit faire sa mue à l’image de la société et celles des adultes au mi-temps de leur vie. Entourant ces personnages d'une tonalité douce et singulière, l'auteur nous propose ici un roman très réussi que je recommande particulièrement.

lundi 12 août 2019

La crue de Amy Hassinger

Couverture magnifique, grain très agréable de la couverture
et des pages, typographie originale, je découvre avec plaisir cette maison
 d'édition, "Rue de l'échiquier".
La crue, roman de Amy Hassinger, à l'édition soignée (grain du papier, choix typographiques...) traduit de l'Américain par Brice Matthieussent se déroule pour l'essentiel dans le Wisconsin. Grands espaces, rivières à poissons, lac et forêts, c'est un livre qui fait respirer à pleins poumons même si une histoire de barrage vient quelque peu entraver le cours naturel des choses. Le matériau narratif de ce roman est particulièrement riche car il fonctionne en quelque sorte par strates. La strate personnelle est centrée sur l'histoire de Rachel Clayborne, jeune femme dans la trentaine, universitaire et récemment maman qui fait le douloureux constat de se retrouver embarquée dans une vie qu'elle n'a pas choisie. Le portrait psychologique est finement brossé et j'ai apprécié que l'auteure sache rendre compte de la complexité des sentiments ressentis, notamment ceux concernant la maternité. A priori, Rachel a tout pour être heureuse et pourtant, elle étouffe. 
La deuxième strate est plus globale. Elle fait intervenir les dépossessions de terres dont ont été victimes les Amérindiens, en l’occurrence la tribu des Ojibwés. Pour réparer, à sa mesure, ce préjudice, une vieille dame malade, Maddy Clayborne (la grand-mère de Rachel) a pris la décision de léguer sa propriété à son infirmière, Diane Bishop, originaire de cette tribu. Mais voilà, qu'après plusieurs années d'absence, Rachel réalise son attachement à cette maison, la Ferme, où enfant, elle se sentait pleinement en phase avec la nature, avec elle-même, grandissait, prenait de l'assurance, bref promettait de devenir une adulte accomplie et épanouie... Encore une fois, l'auteure, Amy Hassinger, va très bien rendre le conflit intérieur de Maddy, tiraillée entre son souci de justice et la prise en compte des sentiments de sa petite-fille.
Enfin, l'autre strate, est d'approche environnementale. Elle permet de prendre la mesure des dégâts engendrés par certains barrages (dont la production électrique nous est présentée presque comme quantité négligeable) sur les écosystèmes des rivières, notamment sur les poissons marins (gaspareaux, aloses et esturgeons) qui ont besoin d'en remonter le cours et qui, de fait, sont sacrément contrariés par ces murs de béton sur leur chemin. Je suis assez inculte dans ce domaine et j'ai apprécié d'en apprendre plus à l'occasion de cette lecture. Le chapitre (ou plutôt "le livre" car le roman est subdivisé en 5 livres) qui évoque cette problématique, mise en lumière par un certain nombre d'associations est celui, à mon sens, où l'écriture est la plus travaillée car j'avoue une légère déception de ce côté. Non pas que ce soit mal écrit mais bon, je m'attendais à quelque chose de plus soutenu sur l'ensemble du roman.
Autre bémol, j'ai trouvé que le roman comportait quelques longueurs. J'aurais apprécié que l'intensité de l'histoire se dégage un peu plus vite. Mais ce ressenti vient peut-être des habitudes de lecture que j'ai prises en évitant de plus en plus souvent les pavés.
Cependant, ce qui m'a semblé le plus réussi dans ce roman, ce sont les parallèles que l'on ne peut s'empêcher de faire sur les effets d'une nature par trop contenue, les aspirations profondes mais étouffées d'une personne ou le tracé autrefois sauvage d'une rivière, canalisé à grands renforts d'ouvrages anthropiques. Peut-on, sans risques, brider, dompter ce qui ne demandait qu'à être impétueux ou pour le moins, naturel ?

mardi 16 juillet 2019

Ce qui nous revient de Corinne Royer

L'effet Matilda, vous connaissez ?

On doit cette expression à Margaret W. Rossiter, historienne des sciences,  qui a choisi le prénom d'une militante féministe du XIXème siècle, Matilda Joslyn Gage. Il s'agit de la dépossession dont sont parfois victimes les femmes scientifiques lorsque le bénéfice de leurs découvertes est attribué à leurs collègues masculins. 

Dans Ce qui nous revient, Corinne Royer s'empare de l'effet Matilda comme ressort narratif principal puisqu'elle tisse son roman autour de la controverse liée à la découverte du chromosome surnuméraire de la trisomie 21, découverte française de la fin des années 50 dont le mérite a été attribué à Jérôme Lejeune et Raymond Turpin, reléguant à une part auxiliaire Marthe Gautier. 

Corinne Royer dont je découvre la très belle plume avec ce roman tisse deux histoires, l'une réelle, autour de cette controverse scientifique donc et l'autre, fictionnelle où elle invente une famille fantasque et baroque avec un père, Nikolaï Gorki, slave à souhait, obnubilé par Cocteau et faussaire à ses heures, une mère, Elena Paredes, soprano, solaire, forcément fascinante et une petite fille, Louisa, à la curiosité scientifique débordante. La joyeuse tribu vit de maisons en maisons (souvent "de maître" tant qu'à faire...), avec un sens tout personnel de l'occupation, c'est-à-dire illégal mais respectueux voire poétique. Mais un jour, Elena qui devait s'absenter pour un récital de trois jours ne revient pas et Nikolaï est bien obligé d'expliquer à Luisa que sa mère est en réalité partie pour subir une IVG, décidée en couple, pour cause de chromosome surnuméraire.

Jusqu'à peu près la moitié du roman, j'ai eu l'impression qu'il me manquait un petit quelque chose pour que j'accroche vraiment. Il m'a semblé qu'on restait un peu à la périphérie des deux histoires. Il me tardait de connaître le ressenti psychologique d'Elena et celui de Marthe, de savoir ce que la cantatrice était devenue et de comprendre comment le crédit de sa découverte avait autant pu échapper à Marthe. 
Les choses finissent par se mettre en place progressivement avec quelques improbabilités pour lier les deux histoires qui ne m'ont pas dérangée plus que ça (tout doit-il être probable dans un roman ?). Le style est remarquable de maîtrise dans des registres divers, narratif, scientifique et même onirique. Le vocabulaire assume sa rareté voire son érudition. Comme je viens de lire des livres "très écrits" (pour reprendre une expression de mon libraire), ce choix m'a parfaitement convenu.

Je ne voudrais pas dévoiler plus avant le roman mais soulignons aussi qu'il invite à découvrir avec un autre regard la trisomie 21, à la considérer comme quelque chose en plus et non quelque chose en moins et moi qui suis la tata d'un ado avec un chromosome un peu spécial, j'en ai été très très émue.

dimanche 16 juin 2019

Par-delà nos corps de Bérengère Cournut

Quelle jolie idée de faire se répondre deux personnages à travers deux livres ! Cette idée, nous la devons à deux auteurs, Bérengère Cournut et Pierre Cendors, avec la complicité de leur maison d'édition, Le Tripode (je suis fan de leurs couvertures mates au grain si doux).
Bérengère Cournut dont j'avais déjà apprécié la plume avec Née contente à Oraibi nous propose ici la réponse épistolaire à Minuit en mon silence de Pierre Cendors.

A l'aube d'une guerre nouvelle (1939...), Else répond avec 25 ans de retard à la longue lettre que lui a adressée Werner alors que celui-ci était mobilisé au sein des troupes allemandes sur le front d'une guerre qu'on pensait pourtant être la dernière. Werner et Else, c'est le trouble d'un amour impossible, d'une rencontre suspendue dans le temps, le temps de la paix avant le déluge de fer et d'acier.

A la vision idéalisée et quelque peu évanescente que l'officier et poète avait faite d'elle, Else superpose un autre portrait, nourri des influences marines de son enfance bretonne et de sa sensibilité en tant que femme, mère mais aussi journaliste. Un portrait d'une grande finesse, un miroir intime et sincère, servi par une écriture sublime. C'est la même veine poétique qui coule dans les deux livres mais elle prend des modulations différentes. Là où Werner convoquait Orphée, Else puise ou sonde la force des éléments, l'Océan, la Terre, la Forêt. J'avais entrepris de les décrire plus longuement, notamment les magnifiques passages sur la maternité mais je pense qu'il appartient à chacun de les ressentir. En effet, il n'y a sans doute rien de plus personnel que la lecture d'un texte poétique, c'est un peu comme une lettre que l'auteur adresserait à son lecteur, créant de fait une intimité. Alors si vous avez envie d'être le destinataire de cette lettre, vous n'avez plus qu'à saisir dans votre librairie ce livre à la présentation soignée.

mercredi 5 juin 2019

Une chambre en Hollande de Pierre Bergounioux

56 pages assez époustouflantes, il faut bien le dire !
Dans un style à la maîtrise impeccable, Pierre Bergounioux entreprend de nous expliquer pourquoi René Descartes, tourangeau d'origine, s'est attelé à la rédaction de son fameux Discours de la méthode depuis les Provinces-Unies, Pays-Bas de son époque. Ce faisant, l'auteur balaie plusieurs siècles d'Histoire en remontant depuis les temps gallo-romains jusqu'au XVIIème siècle donc, avec une virtuosité, une érudition et une hauteur de vue remarquables.
Il retrace le parcours de Descartes et ses errements à travers une Europe belliqueuse (dans laquelle il prit sa part) avant de se fixer en Hollande (qui apparaît alors comme une terre de désolation... empêchant tout distraction de l'esprit) pour se consacrer exclusivement à l'étude (mathématiques, philosophie...) et y apporter le fruit de son génie polyvalent. 
Tout ceci est expliqué avec beaucoup d'intelligence et éclairé par les apports de ses prédécesseurs et successeurs (notamment Francis Bacon et Baruch Spinoza). Les références, nombreuses, ne se limitent pas au champ de la philosophie, on fera au passage un petit tour par la littérature (citons, entre autres, Montaigne, Cervantès) et l'Histoire (Braudel, of course...). Une fresque talentueuse de la pensée condensée en moins de 100 pages, un petit livre magistral !

lundi 3 juin 2019

Si tu passes la rivière de Geneviève Damas

Franchir la rivière, c'est l'interdit formel prononcé par le père, un homme bourru dont on ne conteste pas les ordres. C'est l'interdit qu'a pourtant bravé Maryse, la fille aînée laissant derrière elle, le petit frère, "Fifi", pour qui elle était l'unique source de tendresse et d'attention. Il est le narrateur de cette histoire et, à l'entendre, on l'imagine encore dans le temps de l'enfance alors qu'il n'en est rien. Fifi, François n'a pas les mots pour poser les questions qui le taraudent : pourquoi sa sœur s'est-elle enfuie de la ferme et surtout, qui était la mère qu'il n'a pas connue ? 
Geneviève Damas parvient à nous rendre ce phrasé simple des gens à qui on n'a jamais vraiment parlé, qu'on a laissé dans l'ignorance des mots, des lettres et qui ne peuvent s'enfuir car la peur les étreint. Pourtant, l'obstination est là, têtue, qui cherche ses réponses malgré les non-dits car on ne peut indéfiniment vivre sans mots.
Je découvre la plume de cette auteure belge avec ce court roman, lu d'une traite et je dois remercier Latina de la communauté babeliote pour cet excellent moment de lecture. 
Ce qui m'a semblé particulièrement réussi d'un point de vue stylistique dans ce livre, c'est le parallèle entre la progressivité du langage acquis et l'émancipation de Fifi. émancipation qui passe par une réassurance sur ses origines (ou pour le moins, une "connaissance") tant il est vrai qu'il est difficile de voler en-dehors du nid si on ignore quelle patience, quelle douce attention ont permis de le construire.
Dans un format relativement court, Geneviève Damas explore, d'une plume habile, différentes pistes qui nourrissent sa trame narrative : c'est particulièrement efficace et réussi !

dimanche 2 juin 2019

Miette de Pierre Bergounioux

Quand mon libraire emploie le superlatif, en général je ne me pose pas trop de questions et j'embarque le livre, je sais qu'il n'en abuse pas. 
Dès les premières lignes, je comprends que ma lecture ne sera ni légère ni détendue. Le format relativement court du livre tient d'emblée ses promesses de densité. Je suis déconcertée par le style, certes très beau, mais qui nécessite de placer ses repères entre deux replis de la phrase tels des fanaux. Peu à peu, je m'habitue, je comprends que je dois trouver mon rythme dans ses phrases travaillées, entrecoupées dont le vocabulaire est choisi avec soin. J'ai le sentiment d'entrer dans une forêt, les branches s'écartent peu à peu mais elle garde son mystère et son aspect intimidant. 
Si la métaphore forestière me vient à l'esprit, c'est parce qu'il est justement question de forêt dans ce livre. Baptiste, fils aîné de Miette (diminutif de Marie) sur qui pèse tout le poids du devoir, a entrepris d'enrésiner le sol granitique et ingrat de la propriété familiale, travail d'une vie qu'il accomplit seul avec toute la fureur dont il est capable lorsqu'il est mis au défi de perpétuer le cours immuable des choses. 
C'est ce cadre puissant et austère, ce plateau du Limousin, une lande tapissée d'ajoncs et de bruyères qui est le premier personnage de ce roman : un paysage qui impose sa loi d'airain à ceux qui en sont les héritiers même si cet héritage est inéquitable, loi successorale d'un autre temps marquée par la primogéniture masculine et le droit d'aînesse. Aux cadets, le droit d'aller voir ailleurs, pour un temps, mais le devoir de revenir à moins que ce ne soit de l'ordre de la conviction profonde qu'il n'y a pas d'autre chez-soi que cette terre hostile qui façonne les caractères.
Un roman où la psychologie des personnages (la mère, Miette, figure tutélaire, image d'abnégation, la fratrie, Lucie, Baptiste, Octavie et Adrien, aux liens élastiques) se construit à travers le regard du narrateur (l'auteur ? le gendre de Baptiste ?) qui habite désormais la maison désertée et ne pose la main sur les lourds outils que pour leur donner un tour artistique. Un roman où tout n'est pas dit mais, à bien y réfléchir, le contraire serait ennuyeux, un style quelque peu exigeant dont les ellipses narratives permettent de saisir l'essentiel, l'âpreté des vies, entre force et résignation, l'ancrage et la jubilation, sans doute fugace, de dompter un décor sauvage et de perpétuer des gestes qu'on pensait invincibles. 

samedi 18 mai 2019

Le vent reprend ses tours de Sylvie Germain

Je pourrais lire Sylvie Germain rien que pour la beauté de son écriture. Des phrases qui me donnent envie de lire à voix haute, des mots choisis avec une telle justesse que j'en reste béate et me demande "mais c'est juste parfait ce passage, comment fait-elle pour trouver les mots qui conviennent exactement ?"

Ce n'est pas le premier roman que je lis d'elle, je n'ai jamais osé en chroniquer un seul car je me sens d'une maladresse terrible pour rendre compte non seulement de la finesse de son écriture mais aussi de l'intelligence de son propos. 

Lire un livre de Sylvie Germain, c'est entrer en subtilité. Avec son écriture discrète, poétique qui par moment tutoie le fantastique, Sylvie Germain nous emmène sur les pas de Nathan et Gavril et sur un chemin réflexif des plus intéressants.
Gavril (forme populaire de "Gabriel") est un saltimbanque,  un amoureux des mots et de la vie, marcheur et déambulateur, musicien-poète (il joue de "l'olifantastique" et du "poèmophone"), un merveilleux personnage de roman en tout cas. Nathan le rencontre par hasard, un jour de grand ennui, un jour ordinaire en fait pour ce garçon timide et bègue, à qui l'on s'adresse peu, même pas sa mère pour qui il est transparent et encombrant. Gavril, une figure fantasque et bienveillante qui extirpe Nathan de sa morosité, lui redonne l'assurance et l'affection dont il était privé. Mais Gavril a disparu et Nathan, devenu adulte, a repris sa vie mécanique et insipide.

A travers cette histoire d’amitié entre le poète et l'enfant, Sylvie Germain tisse des pistes de réflexion que chacun investira en fonction de sa sensibilité : de quoi se construit un individu ? quelle place la littérature, la poésie et plus généralement le langage ont-ils dans cette construction ? Comment être présent à soi-même quand on n'a pas été regardé ?

Un roman intelligent et fin servi par une écriture à la musicalité délicate, un très beau moment de lecture. 

dimanche 28 avril 2019

Une femme en contre-jour de Gaëlle Josse

C'est un portrait d'une grande finesse que nous propose Gaëlle Josse avec ce nouvel opus. Comme toujours avec cette auteure, l'écriture est incroyablement juste, le ton est sobre mais intime et sincère ; les mots, choisis sans ostentation inutile, nous ravissent par leur force et leur équilibre. 
Cette femme en contre-jour est Vivian Maier, une photographe que l'on qualifie d'amateur car elle ne vivait pas de son art, n'ayant rien cherché à exposer de son vivant, malgré des milliers de clichés pris dans les rues de New York ou de Chicago.
Gaëlle Josse tente d’éclairer cette personnalité complexe, restée dans l'ombre toute sa vie et dont le talent n'a été découvert qu'à la faveur d'une vente aux enchères d'un lot de photographies oubliées.
Ce récit biographique est un miroir tendu vers Vivian mais dont les reflets éclairent aussi une part d'elle-même, de son écriture. En se reconnaissant dans l'intention créatrice de la photographe, Gaëlle Josse nous livre, avec une sensibilité rare, ce qui nourrit cet écho.

lundi 22 avril 2019

A la ligne de Joseph Ponthus



Je t’ai lu d’une traite
Aspirée par ta cadence
A la ligne
La lectrice
Page après page
Vissée à ta prose
De ces Feuillets d’usine
J’ai pensé en te lisant
Le grand marin de Catherine Poulain
Tu proposes tes parallèles littéraires
Je choisis les miens
Tu as mis en symbiose
Ta forme sans point
Et ton lancinant
Épuisant
Labeur qui se répète
Qui distend les heures
La ligne de tes mots qui égrènent
Crevettes bulots qui défilent
La ligne toujours la ligne
Puis les carcasses
Plus dur encore
Embauché dans l’agro
Confiés aux bons soins de l’intérimaire
Précaire temporaire salaire
Chanter penser
Agir tenir écrire
Convoquer ce que tu peux
Amour littérature
Camaraderie
Comme au temps de la Guerre
La Grande
Convoquer la poésie
Et nous donner tant...



Merci à Delphine-Olympe pour cette très belle découverte.





lundi 15 avril 2019

Le Rituel des dunes de Jean-Marie Blas de Roblès

J'ai failli passer à côté de ce livre et je réalise à quel point cela aurait été dommage. Je le sais pourtant, car je n'en suis pas à mon premier roman de cet auteur, que son imaginaire foisonnant, ses nombreuses références culturelles et son inventivité narrative, requièrent de la part du lecteur, des disponibilités d'esprit et de temps, toutes conditions qui n'étaient pas particulièrement réunies lorsque j'ai commencé sa lecture. Mais heureusement, il n'est pas interdit d'en relire certains passages.
Dans Le Rituel des dunes, l'auteur nous propose de suivre le récit d'un certain Roetgen qui se remémore, non sans nostalgie ou plutôt avec une pointe de culpabilité, sa liaison avec Beverly alors qu'ils étaient tous deux employés en tant qu'experts linguistes dans un institut à Tientsin en Chine, au cours des années 80. Plus âgée que Roetgen, l'Américaine a déjà vécu mille aventures, connu des situations sordides et "pris des décisions importantes". Son brin de folie n'est pas sans susciter une forme de fascination chez le jeune homme qui, fraîchement débarqué du Brésil, peine à trouver ses marques dans ce nouveau microcosme.
Le Rituel des dunes est un roman aux entrées narratives multiples car au récit de la liaison entre les deux linguistes, s’ajoutent toutes les histoires, les différents contes que Roetgen invente pour distraire et apaiser Beverly. Ces histoires s'insèrent dans le roman, un peu comme des nouvelles de taille variable et en constituent en fait la trame principale. J'avoue que j'ai mis un certain temps avant de le comprendre car j'en attendais davantage de l'autre histoire, celle entre les deux personnages et c'est ce qui explique que j'ai failli passer à côté.
Il faut dire que l'auteur nous sollicite tous azimuts car il nous propose aussi de suivre un roman d'espionnage mais en pointillés (un chapitre sur deux !). Les lecteurs de l'auteur y trouveront également une subtile allusion à la nouvelle La Mémoire de riz.
Un peu décontenancée au départ, j'ai donc fini par trouver moi aussi mes marques avec ce roman dont la qualité d'écriture est remarquable.

dimanche 6 janvier 2019

Chien-Loup de Serge Joncour

Valérie, merci de m'avoir prêté ce magnifique
 livre qui m'a permis de découvrir la plume de Serge Joncour
Eté 1914, le village d'Orcières-le-Bas, comme tous les villages de France, s'apprête à basculer dans la guerre. Ici, dans ce coin du Lot, on est loin du front mais la guerre, c'est d'abord les hommes qu'il faut remplacer dans les champs, sans tarder, car la moisson est là qui exige son travail harassant. Alors, on s'organise, on garde les enfants comme on peut et on s'y met avec des outils trop lourds, inadaptés. On supplée les hommes mais aussi les bêtes, bien souvent réquisitionnées. On n'ose pas penser à son inquiétude. De toute façon, on tombe de fatigue le soir en rentrant. Et puis on comprend qu'après cette récolte, il faudra poursuivre encore et encore ce labeur harassant car on n'en a pas fini avec cette guerre. Alors, quand un dompteur allemand demande au maire l'autorisation de mettre à l'abri ses fauves tout en haut du mont d'Orcières, ce mont qui fait peur aux villageois, le maire se dit qu'au moins, ça fera un homme valide.
Un siècle plus tard, Lise, une ancienne actrice à la recherche d'un lieu de vacances sans aucun réseau tombe sur une annonce de location, un gîte, quelque part sur un causse du Quercy. Après avoir vaincu la réticence de son mari, Franck, un producteur de cinéma, qui vit constamment dans un environnement professionnel connecté, le couple s'installe dans cette maisonnette rustique, posée comme un îlot dans un paysage immense, sauvage et somptueux (merveilleusement bien décrit par l'auteur) avec pour seule compagnie, une sorte de molosse qui tient presque autant du loup que du chien. 
Voici le contexte de ces deux histoires qui n'ont, a priori, rien à voir ensemble et que Serge Joncour va habilement mener, en alternant les chapitres, mais pas seulement comme deux fusées parallèles dont on pressent qu'elles vont, à un moment donné, se rejoindre mais bien comme deux trames narratives dont les porosités, réflexives, sont tissées de manière subtile. Lise, comme Joséphine un siècle plus tôt (je vous laisse découvrir ce très beau portrait de femme) est en quête d'elle-même. A quelles violences nouvelles le monde contemporain expose-t-il ? Ce roman, imprégné de la figure fascinante et magistrale des lions, de celle, plus secrète, des loups, questionne différentes formes de prédation, celles de l'animal, immuables, naturelles et celles de l'Homme, bien plus pernicieuses. 
J'ai découvert la plume de Serge Joncour avec ce roman et autant dire que je vais m'empresser d'aller lire ses autres ouvrages car, grâce à lui, j'ai mis fin à une sorte de panne de lecture qui commençait à m'inquiéter. En retrouvant ce livre chaque soir, je me suis rappelée pourquoi j'aime lire, pourquoi j'y consacre une bonne partie de mon temps libre, souvent au détriment de mon sommeil mais qu'importe, j'ai eu de l'empathie pour ces paysannes qui ployaient sous le harnais, je me suis émue de la sensualité de Joséphine et de la délicatesse de Lise, j'ai été impressionnée par les biceps du dompteur, j'ai eu peur des lions et du molosse, j'ai visualisé dans les moindres détails ce paysage grandiose, j'ai réfléchi sur le sens de beaucoup de choses, j'ai fait des suppositions sur le dénouement et j'ai été surprise, j'ai tourné les pages avidement puis j'ai lu les dernières très lentement afin de les économiser et bien sûr, après, j'ai continué à penser à ce roman et à me réjouir de ce que je pourrais en dire car pour moi, c'est tout cela la lecture, à la fois la perspective motivante d'ouvrir un bon livre, la jubilation de le découvrir avec la farandole de sentiments et de réflexion que cela convoque mais aussi le plaisir d'en parler, de partager un peu de ce "hors-temps" si singulier et bien souvent renouvelé.