dimanche 21 octobre 2018

Là où les chiens aboient par la queue de Estelle-Sarah Bulle

Et j'ai même aimé la couverture, moi qui d'ordinaire
 suis une inconditionnelle du papier mat...
J'ai tout aimé dans ce livre. Que ce soit la qualité de l'écriture, les personnages, le choix narratif, l'ambition de mêler subtilement l'histoire familiale à celle plus large de la Guadeloupe et de ses liens avec la métropole, l'ensemble me semble parfaitement maîtrisé, ce qui est assez remarquable pour un premier roman.
Depuis la lecture de ce livre, j'en ai commencé 3, 4 autres sans ressentir cette harmonie et je crois qu'il me faut les mettre en attente, le temps que s'estompe cette sensation.
Ceci posé, détaillons quelque peu...
L'écriture est belle et fluide. Je fais toujours attention pour qualifier de "fluide" une écriture car on pourrait penser qu'elle est facile à lire parce que sans relief. Ce n'est pas du tout le cas ici, sa fluidité n'empêche pas un travail certain sur le choix du vocabulaire et la syntaxe. J'aime les romans bien écrits tout comme j'aime les personnages et là, autant dire que ce premier roman d'Estelle-Sarah Bulle donne matière ! L'auteure a puisé son inspiration dans sa propre famille. Elle-même fait partie des personnages convoqués dans cette galerie de portraits. Elle est "la nièce" qui a recueilli les confidences de ses deux tantes, la tante Antoine (oui, c'est bien ce prénom dont l'usage épicène est plutôt rare), l’aînée de la fratrie au physique et au caractère impressionnants puis la tante Lucinde, sa cadette de deux ans et son opposé ou presque sur bien des points. Le roman est construit sur une structure narrative chorale où tour à tour s'expriment Antoine, Lucinde et Petit-Frère (ainsi nommé toute sa vie par ses deux sœurs... c'est le père de l'auteure). Chacun apporte son éclairage sur les événements familiaux et le décalage entre ces différentes voix s'avère particulièrement savoureux. 
L'histoire familiale est propice au romanesque (ou bien romancée mais peu importe...) Je vous laisse découvrir la rencontre entre le bouillonnant Hilaire Ezechiel et la jeune Eulalie Lebecq, originaire d'une famille de Blancs-Matignon des Grands Fonds, ce sont les parents de la fratrie. Une histoire si romanesque donc que l'auteure aurait pu choisir de circonscrire le roman à ce matériau mais elle décide de le porter à une échelle plus large, ambitieuse même. En effet, Estelle-Sarah Bulle nous propose d'analyser les évolutions de la Guadeloupe depuis les années 40 et de comprendre, par là-même, les raisons du départ de nombreux Antillais pour la métropole, décision que vont prendre Lucinde, Petit-Frère et même Antoine. 
Le roman imbrique l'intimité de l'histoire familiale qui se ramifie en parcours individuels caractérisés par des tempéraments forts, par moment tiraillés par des questions identitaires car la fratrie est métisse et l'histoire, plus universelle, des poussés au départ, à l'exil avec son corollaire d'adaptation et de confrontation au racisme. Si Antoine choisit de recréer son univers autour de sa boutique en plein Paris ("Je sais qu'Antoine appartient aux centres-villes houleux et constamment éveillés"), Petit-Frère, quant à lui, trouve sa place en banlieue ("Cette banlieue que tu hésites à aimer ou détester a été notre place, l'endroit de l'oubli et de l'indifférence. Une indifférence libératrice."). A chacun son substrat et c'est donc à Créteil que l'auteure voit le jour.
 "Notre ville, à l'orée de Paris, était le grand maelström de la classe moyenne, où la diversité des vies était happée par le courant uniformisateur du "vivre-ensemble". Dans ce grand fourre-tout, les Antillais étaient  une minorité parmi d'autres et les enfants métis une rareté. "Métis" était d'ailleurs un mot à peine utilisé. J'avais le sentiment d'une transgression les rares fois où je me déclarais comme telle, à l'école, auprès de mes amis, dans la rue."

Pour reprendre ce terme si littéraire de maelström, j'ai envie de conclure en ajoutant que, selon moi, Estelle-Sarah Bulle a su parfaitement maîtriser ce maelström d'histoires dont elle est dépositaire, les déployer à différentes échelles, personnelles, familiales et guadeloupéenne ; elle a su questionner les ancrages successifs, choisis ou contraints, de l'île papillon jusqu'à la métropole, pour nous livrer un roman sincère et émouvant, une quête identitaire certes mais qui laisse de la place au lecteur et nous invite même à cheminer avec elle et aux côtés de toute sa famille.

dimanche 7 octobre 2018

Le grand secret de René Barjavel

Merci à O. Essai transformé !
En effet, grand est ce secret, immense même, et je m'en voudrais de le révéler alors que l'auteur réussit à le préserver pendant plus d'une centaine de pages. Avec Le grand secret, je poursuis ma prudente découverte de la science-fiction et je suis tout aussi conquise que lors de ma lecture de La nuit des temps. Est-ce la plume de l'auteur ? Il me faudra bien entendu explorer plus avant pour savoir si ce genre littéraire que j'ai jusque là complètement négligé voire dédaigné me convient en tant que lectrice. 
Publié en 1973, Le grand secret est postérieur à La nuit des temps. J'y ai retrouvé avec bonheur cette attention si délicate et si naturelle qu'a Barjavel pour décrire l'harmonie absolue dans un couple, pour dire l'amour quand il s'impose comme une évidence. 
Autre point commun, les deux livres décrivent chacun une société coupée du temps ou d'un espace géographique accessible, qui se présente comme idéale ou a le projet de l'être mais qui révèle peu à peu ses failles. On retrouve bien entendu la veine de l'utopie étroitement associée au genre de la science-fiction mais dans les deux livres que j'ai lus, ces sociétés utopiques sont sérieusement bancales et je me demande si on peut déjà parler de dystopie ? 
Par contre ce qui fait la particularité du Grand secret, c'est l'habileté avec laquelle Barjavel a introduit des personnages historiques, Nehru, Khrouchtchev, De Gaulle, Kennedy et d'autres encore pour apporter un éclairage nouveau, compréhensible à l'aune du grand secret, sur des événements bien connus de la Guerre froide. C'est sans doute pour cette raison que ce roman est souvent qualifié de roman uchronique. Mais là encore, je m'interroge. Les événements ici ne sont pas réellement modifiés : ils se déroulent comme l'Histoire nous les a fait connaître. L'assassinat de Kennedy a bien lieu ; Etats-Unis et URSS rivalisent dans la course à la conquête spatiale. Barjavel ne modifie pas les faits, il joue sur les causalités. Peut-on parler d'uchronie dans ce cas ? Je ne pensais pas que l'acception pouvait être aussi large...
Mais quels que soient les ressorts littéraires à l'oeuvre dans ce Grand secret et que je peine à analyser car je ne suis pas spécialiste, cette nouvelle incursion dans l'univers de la science-fiction m'a apporté  le cocktail émotion, intrigue, réflexion et j'ai adoré lire l'ouvrage dans une édition de 1988, m'imaginant tous ceux qui avaient tourné les pages pour découvrir au même endroit que moi le grand secret...