vendredi 25 octobre 2019

La grande escapade de Jean-Philippe Blondel


Enfant, je jouais très souvent dans la cour de récréation de l’école. Elle jouxtait le jardin du logement de fonction de mes parents, les instituteurs du village. Je n’avais qu’un pas à faire pour profiter de ce vaste espace quand, la classe terminée, les élèves rentraient chez eux. Cette cour ne comportait aucun équipement particulier, aucun jeu (je parle d’une école rurale dans les années 70…) mais juste un énorme tilleul dont il fallait « faire le tour en marchant sur ses racines sans toucher le macadam ». Disposer ainsi de manière presque exclusive de l’espace de l’école me donnait le sentiment d’un grand privilège. C’était d’ailleurs bien le seul car, pour le reste, mes sœurs et moi, étions logées à la même enseigne que les autres élèves. Il n’était pas question que l’on reproche à mes parents le moindre favoritisme et nous le comprenions fort bien.
Cette longue introduction, assez personnelle alors que je n’en ai pas l’habitude, pour expliquer à quel point ce nouvel opus de Jean-Philippe Blondel a pu faire écho en moi. C’est la première fois que je lis un roman contemporain dont le cadre se situe dans l’enceinte même d’une école. Ici, il s’agit d’un grand groupe scolaire situé en ville avec presque une dizaine d’institutrices et instituteurs, et autant de logements de fonction, des appartements qui favorisent une forme de promiscuité. Différentes familles d’enseignants (« les Goubert », « les Lorrain »…) y vivent avec leurs enfants.
C’est avec plaisir que j’ai retrouvé la petite musique de Jean-Philippe Blondel. J’ai toujours des difficultés pour définir avec précision son style alors que d’emblée, je le ressens. Il me semble que cela procède d’une sorte d’imprégnation douce et discrète au fil des pages et non sur le relief singulier d’un mot ou d’une phrase. Par exemple, dans ce roman, il va systématiquement appeler chacun des personnages par son prénom et son nom ce qui apporte un regard tantôt tendre tantôt cocasse mais en tout cas toujours « enrobant » voire nostalgique sur les situations vécues. Les prénoms de la génération des enfants nous plongent au cœur des années 70.
Ces enfants jouent ensemble dans et en dehors de l’école, formant une bande dans laquelle les rôles sont parfois redistribués, surtout à l’aube de l’adolescence où les personnalités s’affirment et se redessinent. Il m’a semblé reconnaître l’auteur à travers le personnage de Philippe Goubert, le fils de la directrice de l’école maternelle. Maladroit et mal compris, il va heureusement bénéficier de l’enseignement d’un instituteur qui pratique avec bonheur une pédagogie façon Freinet. Philippe Goubert y gagne une assurance nouvelle et le goût de l’écriture.
C’est une école en mutation que donne à saisir Jean-Philippe Blondel. Devenue mixte depuis peu, dans la mouvance de mai 1968, elle hésite encore entre, d’une part, un système ancien basé sur une forme d’autoritarisme et une pédagogie descendante et, d’autre part, des innovations inspirées de l’Education nouvelle rendant l’élève acteur de ses apprentissages.  Ce changement s’exprime à travers l’antagonisme qui oppose Gérard Lorrain, le directeur de l’école élémentaire et Charles Florimont, Freinetiste convaincu et passionné. Quelles que soient les convictions des uns et des autres, et sans doute parce que je pratique moi aussi ce métier avec des élèves un peu plus grands, j’ai ressenti une profonde tendresse pour tous ces enseignants qui exerçaient dans une société en pleine transformation. J’ai compris leurs doutes, leurs hésitations, j’ai souri de leurs enthousiasmes.
Dans ce roman, les adultes eux-mêmes semblent en questionnement, en bascule entre des tensions contradictoires. On perçoit le poids de l’usure sur ces couples mariés sans doute assez tôt, on comprend particulièrement la fatigue de ces institutrices-mères de famille-épouses à une époque où le partage des tâches n’allait pas de soi. Ces adultes dans la quarantaine, étouffent sans doute un peu, coincés dans leur école et leurs logements de fonction, sous les regards obliques des uns et des autres. Quelles aspirations profondes sont-ils obligés de taire ? 
Jean-Philippe Blondel a su montrer avec finesse ces transitions, ces transformations à venir, celles des enfants qui entrent dans l’adolescence, celle de l’Ecole qui doit faire sa mue à l’image de la société et celles des adultes au mi-temps de leur vie. Entourant ces personnages d'une tonalité douce et singulière, l'auteur nous propose ici un roman très réussi que je recommande particulièrement.