lundi 13 août 2018

Scherbius (et moi) de Antoine Bello

Un bandeau fort bien choisi pour
ce nouvel opus d'Antoine Bello
Je me suis régalée. Oui, je sais bien que j'avais commencé ma chronique de Ada de la même manière mais j'ai retrouvé la plume et l'inventivité de cet auteur avec autant de délectation et peut-être même davantage !
Avec le dernier Bello, vous n'aurez pas un mais six romans. Six éditions de Scherbius (chacune a sa page de garde insérée), rédigées par son psychiatre, Maxime Le Verrier entre 1978 et 2004. Le tout agrémenté par de savoureuses notes de bas de page. Autant dire que le jeu des entrées narratives est complexe et s'avère délicieux pour le lecteur qui apprécie les constructions un peu subtiles (cela m'a rappelé La caverne des idées de Somoza). 
Alexandre Scherbius est le patient de Maxime Le Verrier. Lorsqu'il frappe à sa porte en 1977, ce dernier perçoit assez vite l'aubaine que va représenter ce cas dans sa jeune carrière. En effet, tout comme les cas d'hystérie avaient fait la renommée de Charcot, figure principale de l'Ecole de la Salpêtrière, Maxime pose assez vite un diagnostic de TPM (trouble de la personnalité multiple) et acquiert une notoriété quasi immédiate après la première édition de son livre, profitant de la publicité que des œuvres telles que The three faces of Eve, film sorti en 1957 ou Sybil, roman biographique publié en 1973, ont pu donner, outre-Atlantique, à cette pathologie, au point de l'intégrer  en 1980 dans le fameux DSM-III (Diagnostic and statistical manual of mental disorders).
Antoine Bello, par le biais de la plume de Maxime le Verrier (qui voue une admiration à "ses maîtres de la Salpêtrière") trouve le moyen de nous proposer une fort intéressante histoire des TPM, rappelant les oppositions entre Pierre Janet, partisan du recours à l'hypnose et Freud, la délaissant (et la discréditant quelque peu au passage) car il la trouve trop limitée dans ses possibilités thérapeutiques. Tout ceci est bien plus savamment détaillé et expliqué que je ne saurais le faire et si, comme moi, vous aimez apprendre au détour de votre lecture, vous irez sans doute consulter quelques pages Wikipédia ou d'autres sources pour en apprendre davantage.
Mais revenons à Scherbius. Il ne se laisse pas si facilement découvrir comme en témoignent les différentes éditions qui tentent de le cerner. Est-il un imposteur ? un menteur pathologique ? un escroc surdoué pour le camouflage et doué d'une mémoire prodigieuse ? Considère-t-il qu'il n'y a d'intérêt dans la vie que si l'on peut jouer tous les personnages ? Et si la littérature, experte en personnages, s'invitait dans l'affaire ?
Roman ingénieux, bien écrit et bien construit, donnant à divertir autant qu'à s'instruire et à réfléchir, une lecture que je recommande vivement. 

dimanche 12 août 2018

Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo

Si l'histoire d'une exploitation agricole qui se déploie sur presque un siècle et 4 générations peut vous intéresser, alors commencez à repérer ce livre. Mais attention, n'imaginez pas avoir à faire à un pittoresque roman de terroir. 
Si le rapport des hommes aux bêtes vous interpelle quelque peu, même sans être militant, simplement pour voir comment on peut l'aborder en littérature, alors approchez de ce livre. Mais je préfère mettre en garde, ce rapport est montré sous les formes de violence les plus crues, longuement décrites, avec minutie, avec obstination par l'auteur. Sa plume donne à voir et à sentir : sang, déjections, castrations, rien ne sera occulté ou le moins du monde édulcoré.  Alors si vous n'avez pas peur d'avoir le cœur au bord des lèvres, continuez d'approcher. D'une économie rurale où les bêtes ont toujours fait partie du quotidien de la ferme, l'exploitation se mue en porcherie au productivisme le plus acharné, entraînant dans sa quête frénétique, la folie des hommes. A moins que la folie n'ait toujours été là, du temps de l'aïeule déjà ?
Si vous avez surmonté la nausée qui peut naître à la lecture de certains passages, vous avez cependant fait la rencontre avec des personnages singuliers dont la psychologie est décrite avec finesse. Vous avez mesuré la force de caractère d’Éléonore, jaugé son amour pour Marcel, "gueule cassée" par la guerre, vous avez frémi de l’opiniâtreté d'Henri, le fils, obsédé par ce verrat énorme, ce champion qui s'échappe dans une fuite qui devient métaphorique et vous avez compris la différence et la poésie de Jérôme, l'arrière petit-fils, le fils de l'oncle...
Vous avez aussi fait la connaissance avec l'un des styles les plus travaillés, les plus puissants qu'il m'ait été donné de lire en littérature contemporaine. L'incipit où les personnages sont tour à tour présentés par un jeu d'ombres projetées sur les murs d'une modeste cuisine de ferme de la fin du XIXème, est un petit bijou, tout comme la description du vieux banc où le père s’assoit tous les soirs pour fumer sa pipe et méditer sur sa journée. Car c'est cela la plume de Jean-Baptiste Del Amo : il a les mots et ce talent inouï pour tout faire ressentir, tout évoquer, le sordide, l'abject, la folie des hommes mais aussi leurs poésies secrètes, leurs sentiments indicibles et leurs forces profondes.