samedi 16 avril 2016

Popa singer de René Depestre

Si vous avez prononcé le titre avec l'idée d'un  Popa "chanteur", recommencez avec le nom d'une célèbre machine à coudre et vous serez dans le vrai. 
Célèbre et volumineuse la machine, ce qui nécessite bien un peu d'aide pour la ramener depuis la boutique et de fait, favorise le tête-à-tête...C'est ainsi que les parents de Richard Denizan se sont rencontrés, un jour de 1923 à Jacmel, en Haïti. 
Richard Denizan n'est autre que René Depestre qui raconte ici l'histoire de sa famille en donnant une place centrale à sa mère, Dianira Fontoriol dite Popa, Popa Singer (maintenant, on sait pourquoi) ou encore Popa Singer von Hofmannsthal (et là, on a quand même plus de difficultés pour faire le lien avec le poète autrichien mais les identités, surtout usurpées, traversent parfois l'Atlantique). 
J'ai cru que j'allais passer à côté de ce livre car je sentais qu'il me manquait des références culturelles et historiques haïtiennes pour bien l'appréhender. Après quelques rapides lectures annexes, j'ai pu davantage entrer dans l'histoire qui se déroule au cours de l'année 1958 lorsque François Duvalier, plus connu sous le nom de Papa Doc installe sa dictature. 
A noter, l'auteur a pris soin d'ajouter un "mode d'emploi" afin que le lecteur néophyte saisisse quelques références notamment sur l'état de possession dans lequel Popa entre par le biais de sa machine à coudre qui est habitée d'un loa, un esprit mythique, celui du commerçant ayant usurpé le nom du poète autrichien, un esprit qui vient la "chevaucher". Des notes de bas de page, au fil de la lecture aident aussi à comprendre certains éléments de la tradition vaudoue.
Lorsque Richard Denizan rentre dans son île natale fin 1957, après un séjour de plus de dix ans à l'étranger, il est immanquablement convoqué au Palais Présidentiel. Doc Duvalier souhaite "bavarder librement avec le poète-héros des événements épiques de 1946" et surtout savoir si celui-ci pourra s'investir dans un ministère à ses côtés.
Le poète qui décline l'offre est aussitôt surveillé de près ainsi que toute sa famille. Nous sommes alors dans le contexte de la Guerre froide et tout rapprochement réel ou supposé avec le communisme est suspect (Depestre a été militant communiste dès 1946). Lorsque la menace des Tontons Macoutes se fait plus précise, les membres de la famille Denizan vont devoir prendre des décisions. 
Popa Singer est un livre à l'écriture feu d'artifices, étincelante, foisonnante, "rhizomatique". Elle chatoie, séduit et émerveille,  convoque des bestiaires et des univers mystiques pour créer une langue unique, toujours plus créative, passant du burlesque à la poésie avec un vocabulaire qui fait sans cesse le grand écart.
N'allez pas croire cependant qu'il ne s'agisse que d'une écriture virevoltante et virtuose. René Depestre ne donne pas qu'à voir, il donne aussi à réfléchir et à penser.  A travers l'utopie de mam Diani, mam Popa, présentée de manière certes un peu fantaisiste, c'est rien de moins qu'un projet universel qui est proposé, une humanité réconciliée.



vendredi 15 avril 2016

Mes dix règles d'écriture de Elmore Léonard

Je ne connaissais pas Elmore Léonard jusqu'à la rencontre en librairie avec l'auteure Dominique Sylvain qui lui voue une grande admiration et le reconnaît comme l'un de ses professeurs. J'aime quand ma librairie rend possible cet état de sérendipité. 
Elmore Léonard est un auteur américain, plutôt prolifique mais dont la reconnaissance a été tardive. Son nom reste associé à l'univers du western et du roman policier. 
Je suis sortie de la librairie avec cet exemplaire (hors commerce) où, on l'aura compris, l'auteur donne quelques conseils en matière d'écriture. Ce sont plutôt des prescriptions en creux c'est-à-dire des choses à éviter, des pièges dans lesquels il ne faut pas tomber. Le tout est proposé sur un mode humoristique que renforcent encore les excellentes illustrations de Joe Ciardello. 
Que retenir de ce petit livre/essai ? Pour Elmore Léonard, l'auteur doit se faire discret, invisible même. Il doit chercher à montrer ce qui se passe plutôt que de le raconter. Même dans les dialogues, dont on pourrait croire qu'ils appartiennent seulement aux personnages, l'auteur doit faire attention à ne pas être intrusif, à ne pas "mettre son grain de sel". Aussi, recommande-t-il le "dit-il" pour accompagner les dialogues et rien d'autre. 
Cette neutralité qui, à d'aucuns, pourrait paraître un peu plate relève, me semble-t-il, d'une grande humilité. Rien ne doit détourner de l'histoire, même pas l'écriture.
Comme Elmore Léonard a parfaitement conscience que l'auteur peut parfois éprouver le besoin de se montrer davantage (il emploie le terme "s'exhiber", c'est dire ce qu'il en pense), il autorise une sorte de chapitre "bric-à-brac", qui n'est pas essentiel pour l'histoire, mais à la condition que le titre soit suffisamment explicite pour que le lecteur ait envie de le passer si l'envie lui prenait. Il part d'ailleurs du principe que le lecteur ne lira pas tout.
Sans avoir l'air de se prendre au sérieux, j'ai trouvé qu'Elmore Léonard faisait passer des idées assez pertinentes qu'il résume avec l'efficace: "Si ça a l'air écrit, je réécris".
Après, il est certain qu'on peut aimer aussi des livres très écrits où l'écriture semble prendre le pas sur l'histoire.
L'autre intérêt de ce livre (qui est suivi, précisons-le, d'un catalogue raisonné de l'éditeur) tient aussi dans le fait qu'il propose de nombreuses références littéraires. Outre les incontournables Hemingway et Steinbeck, sont évoqués Annie Proulx, Margaret Atwood, Tom Wolfe, Jim Harrison (disparu il y a peu) et Joseph Conrad. De quoi prolonger la sérendipité...

jeudi 14 avril 2016

Le voyage de M. de Balzac à Turin de Max Genève

Si comme moi, vous devez à Balzac vos premiers émois littéraires et que vous lui vouez une admiration indéfectible qui ne souffre aucune exégèse littéraire ayant l'ambition de le comparer à tel ou tel de ses contemporains (pour certains, tout aussi remarquables), ce livre n'aura pas manqué d'attirer votre attention et sans doute votre bienveillance. 
J'avais donc un a priori très favorable en abordant cette lecture et une rieuse envie (j'avais écrit "furieuse" mais un clavier facétieux a eu envie d'afficher "rieuse" alors, laissons !) de monter dans la calèche en compagnie de M. de Balzac. Ah, certes, il a déjà de la compagnie, féminine bien que déguisée en homme (Georges Sand a fait des émules),  en la personne de Madame Marbouty, une femme de lettres qui écrivit sous le pseudonyme de Claire Brunne comme nous le précise la postface.
Mais pour l'heure, en 1836 donc, c'est sous le prénom "Marcel" et façon page ou secrétaire, que Caroline Marbouty voyage vers Turin en compagnie de l'écrivain, subterfuge qui ne trompe guère mais qui a été choisi non pas tant pour ménager son époux qui l'a abandonnée que pour esquiver la jalousie de la comtesse Hanska dont Balzac est tombé amoureux malgré l'inaccessibilité matrimoniale et géographique de cette dernière.
Les amours de Balzac sont compliquées (à ce moment là, pas moins de quatre femmes gravitent dans ses pensées ou dans ses bras) ; ses finances sont au plus bas après la faillite de La Chronique de Paris, une revue royaliste qui devait servir ses ambitions politiques.  Quant à la réception de son dernier roman, Le lys dans la vallée, la critique procède surtout du règlement de comptes de la part de lettrés que Balzac a agacés ou vexés. C'est donc avec soulagement qu'il accepte la proposition de son ami, le duc Guidoboni-Visconti qui le mandate (avec les subsides nécessaires) pour gérer une affaire d'héritage à Turin. Après tout, n'a-t-il pas été "saute-ruisseau" puis clerc de notaire  dans sa jeunesse ?
Après plusieurs jours dans l'espace confiné de la calèche créant une promiscuité que Balzac échoue à pousser à son avantage, les deux voyageurs, accueillis dans le luxe de l'hôtel Europa sont bientôt sollicités par l'aristocratie locale. Les voici invités dans des soirées mondaines où Balzac se distingue par son aisance naturelle, une sorte d'habitus qui surprend et séduit quelque peu Caroline/Marcel.
J'ai trouvé que Max Genève avait su, par le ton de son écriture, restituer cette ambiance tournée à la fois vers les arts et la culture mais aussi empesée par les usages en vigueur dans les sociétés aristocratiques du XIXème siècle. Le contexte historique est présent, tel un substrat mais sans jamais prendre le pas sur le propos de l'histoire. Cet arrière-plan contextuel ne se limite pas à l'évocation des tensions géopolitiques autour de la Maison de Savoie. Il invite aussi à découvrir, au gré des pérégrinations  de Balzac dans la ville ou des invitations auxquelles il répond, quelques-uns des sujets d'intérêt de l'époque comme par exemple, l'engouement pour l'Egypte ancienne ou bien encore la botanique qui tend à se transformer en véritable science. 
Il ne se passe pas forcément grand chose au cours de ce voyage à Turin mais je ne m'attendais pas non plus à des péripéties débridées dans ce qui reste un épisode plaisant mais ponctuel de la vie de Balzac. 
La qualité de l'écriture et surtout son harmonie avec le propos, l'originalité de l'approche de cet immense écrivain, la toile de fond XIXème, à la trame politique et sociale sont autant de raisons pour monter dans la calèche mais peut-être, ne suis-je pas tout à fait objective à propos de la compagnie que vous y trouverez, 

mardi 12 avril 2016

Passage du désir de Dominique Sylvain

Un puzzle de 5000 pièces, c'est vrai que ça occupe surtout lorsqu'il s'agit du plafond de la chapelle Sixtine. L'ex-commissaire Lola Jost était bien résolue à y consacrer son temps désormais libre. Mais c'était sans compter sur les sollicitations du lieutenant Barthélemy, nostalgique de sa "patronne", et d'une étonnante voisine, au nom improbable d'Ingrid Diesel, une athlétique masseuse américaine qui va s'avérer une précieuse équipière dans cette enquête menée avec l'énergie qui caractérise l'ex-flic dont le physique évoque pourtant celui d'une dame patronnesse. Passage du désir est le livre inaugural de la série Ingrid et Lola qui en compte six. En réunissant ces deux enquêtrices, l'une  chevronnée, l'autre débutante, l'auteure a formé un duo détonant avec des dialogues que j'ai trouvé souvent réussis (et pourtant, en général, ça me lasse vite). L'alternance de citations d'auteurs (Lola a enseigné les Lettres) et d'exclamations ou d'interrogations dans un américain parfois peu châtié mais efficace produit une sorte de contrepoint à la tension propre au genre policier. L'enquête est bien menée, elle est crédible dans sa construction mais elle ne prend pas toute la place. J'ai trouvé que les personnages (pourtant nombreux) étaient tous travaillés à la fois dans leur psychologie et leurs univers respectifs, particulièrement variés (cela va, entre autres, de la technique du massage, en passant par le reportage de guerre, le strip-tease, la BD spécialisée et le cinéma gore). Cette lecture que j'ai appréciée car elle ne se cantonnait pas à une intrigue policière m'a permis de découvrir l'auteure Dominique Sylvain et m'a confirmée dans l'idée qu'un libraire qui vous connait bien doit savoir vous proposer des pistes inhabituelles.

mardi 5 avril 2016

L'étourdissement de Joël Egloff

On ne peut pas dire que les touristes s'y bousculent, à vrai dire, on n'en trouve pas dans ce pays mais si l'envie venait au syndicat d'initiative de proposer un parcours découverte pour attirer le chaland, il est certain que celui-ci serait assez atypique. La station d'épuration fait office de station balnéaire et la décharge de parc de loisirs, aucun risque d'attraper un coup de soleil puisque le ciel est gris en permanence, parfois voilé de quelques fumées toxiques.
Pour la carte postale, c'est pas gagné...
Dès les premières lignes, on saisit toute la singularité du propos.  L'auteur ne donne aucun repère, ni géographique, ni temporel pas plus qu'il ne nomme son narrateur. On comprend que c'est un gars bien ordinaire, obligé de vivre dans ce pays malsain et pollué et qui s'en accommode tant bien que mal. Il n'est pas du genre rebelle ou téméraire et chez lui, les intentions restent souvent ce qu'elles sont mais pour autant, il n'est pas lâche non plus, capable d'attention et de solidarité vis-à-vis des autres dans ce monde sans confort, sans tendresse et sans joie. Il semble coincé dans une situation intermédiaire, coincé dans ce pays que d'aucuns voudraient fuir mais dans lequel il a ses attaches, des souvenirs d'enfance heureux même à la décharge, sa grand-mère peu amène mais sa grand-mère tout de même, son copain de travail encore plus solitaire que lui,  ses virées dans la "nature" à la recherche de "trésors".
Personnellement, j'ai un faible pour les personnages intermédiaires car ils me semblent souvent bien plus intéressants à découvrir sous leurs facettes en demi-teintes. On s'y attache à ce personnage sans nom et même si on ne le sent pas complètement désespéré,  on aimerait l'aider à avoir un autre horizon que son travail à l'abattoir qui l'étourdit de fatigue, fatigue à laquelle s'ajoute le harcèlement d'un chefaillon désaxé. 
La grande réussite de ce livre réside dans le ton de l'écriture. L'auteur a réussi un subtil mélange de douceur, de poésie et d'humour sur une trame qui emprunte des caractéristiques au style absurde. L'ensemble fonctionne et loin de donner un livre déprimant, c'est bien l'humain dans ce qu'il a d’ordinaire et de sensible, de drôle aussi qui émerge et domine dans toute cette grisaille. 

L'autre Joseph de Kéthévane Davrichewy

Un titre intrigant avec un bandeau qui en accentue l'effet, un contexte historique prégnant, un livre qui avait l'art de se faire remarquer sur son présentoir de librairie, autant d'appâts pour que je le choisisse et pourtant je suis passée à côté de cette lecture.  L'auteure qui relate l'histoire de son arrière grand-père, Joseph Davrichewy, a adopté une posture factuelle et distante. Le personnage n'est sans doute pas simple à appréhender. Né en Géorgie, à Gori, à la fin du XIXème siècle, il évolue dans l'environnement proche d'un autre Joseph, ayant pour nom Djougachvili, autrement dit, Staline mais que l'on surnomme dans son jeune âge "Sosso". Les deux enfants sont rivaux d'autant plus que Joseph accepte mal l'intérêt tout particulier que son père Damiané, préfet de Gori, accorde à Sosso. La ressemblance entre les deux Joseph alimente les rumeurs. N'auraient-ils pas le même père ?
 Aux bagarres de l'enfance succède une forme de concurrence entre les deux jeunes hommes gagnés par le sentiment révolutionnaire.Ils rêvent d'une Géorgie indépendante, libérée du joug tsariste et de la russification forcée. La révolte couve dans les rues de Tiflis où Joseph étudie en compagnie d'un certain Lev Rosenfeld, le futur Kamenev.
Inquiet car il le sait repéré par la police du tsar, Damiané expédie son fils à Paris. Dans le quartier latin, Joseph retrouve alors une communauté d'étudiants russes, militants marxistes pour certains ainsi que des réfugiés politiques, une diaspora à laquelle en succèdera une autre, après 1917. S'il fréquente ces milieux révolutionnaires, Joseph reste cependant assez confus sur ses motivations intimes. N'est-il pas porté par une tendance plutôt que véritablement convaincu ? Que vaut son engagement en comparaison de celui de Sosso qui se fait appeler désormais Koba, dont la réputation est grandissante après son évasion de Sibérie ? La révolution de 1905 donne l'occasion aux deux hommes de se réunir autour d'un même combat sans que la méfiance entre eux ne s’estompe.
L'auteure nous fournit des éléments précis sur cette révolution somme toute assez méconnue. Elle ne nous parlera pas de l'autre, celle de 17 car son arrière-grand-père n'y a pas participé. Traqué, désabusé (c'est ce que je pense avoir compris), il s'exile définitivement pour la France. 

Ce livre est bien documenté, précis, honnête mais il m'a tenue à distance et même m'a parfois ennuyée, justement en raison de ce côté informatif. Pour faire simple, j'attendais sans doute plus de romanesque (et moins de faits) mais l'auteure pouvait-elle se permettre une autre voie étant donné les balises imposantes que représente de part et d'autre l'ancrage à la fois historique et familial ?
J'ai cependant apprécié les passages où l'auteure analyse ce que cet arrière-grand-père mythique représente pour sa descendance. Dans ces aspects plus intimes, l'émotion se libère et là, j'ai eu la sensation de lire un roman. 


Mes impressions rejoignent celles de Delphine-Olympe dont je vous conseille la lecture du billet